Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
L’Œil Végétal
22 février 2013

#14 Le jardin chimérique

Leo Lionni, Planche 1

 

 

L’Oeil a du rester quelque temps plongé dans la torpeur des jours gris. La taille des rosiers, un voyage dans la pluie parisienne, un autre dans la garrigue provençale ensoleillée et de beaux projets à lancer sur les rails m’ont retenue quelque temps dans le cours de la vie réelle. L’un de ses projets m’a menée à défricher un grand coin de jardin chimérique. En attendant d’en dire plus sur celui-ci un peu plus tard, je vous propose un petit tour du côté des herbiers de jardins chimériques.

Je commence par le dernier que j’ai croisé. Grâce à Georges Métailié, savant selon mon cœur : ce monsieur travaille sur l’histoire des savoirs naturalistes en Chine, la formation de la terminologie de la botanique moderne en Chine et au Japon et l’histoire de l’ethnobiologie. Dans cette bibliographie affective, il présente ses livres préférés sur les plantes. Parmi lesquels celui-ci : Leo Lionni, La botanique parallèle, Pandora éditions, 1981. Dont Georges Métailié laisse ce commentaire lapidaire et intrigant :

« Texte poétique et onirique rédigé en forme de traité scientifique. »

Je subodorais du jardin chimérique derrière cette botanique parallèle. C’en est un exemple parfait.

Le jardin chimérique est une fabrication de l’imaginaire qui prolonge, en toutes saisons, l’étonnement suscité par la vie secrète qui anime les jardins. Une splendide mystification poétique.

 

Leo Lionni était un artiste italien. Un sculpteur. Doublé d’un auteur illustrateur jeunesse qui s’est fait connaître avec Petit-Bleu et Petit-Jaune paru en 1959. Un jour, il est probablement passé dans la 4e dimension et il en est revenu avec sa botanique parallèle. Soit une description de douze espèces de plantes, avec leurs origines, leurs découvreurs, leur morphologie, et toutes les conférences et publications savantes dont elles ont fait l’objet. Je reproduis en marge quelques spécimens parallèles tirés de l'ouvrage avec leurs noms. Ce qui caractérise ces plantes est qu’on ne peut que les observer et les donner à observer par leur représentation (dessin, photo). Les toucher c’est les perdre.


Leo Lionni, Planche 2

Voici ce que dit Leo Lionni des plantes parallèles dans sa préface (les termes en italiques sont de l’auteur ; j’y ai ajouté quelques soulignements. C’est un texte magnifique, tant pis si l'extrait est un peu long. Garder à l’esprit que ce texte a été traduit de l’italien par Philippe Guilhon. Et que le texte d’origine date de 1976).

La Botanique Parallèle distingue deux groupes de plantes...

[...] Celles du premier groupe sont directement perceptibles par nos sens et par nos instruments, tandis que celles du deuxième, beaucoup plus mystérieuses et évasives, n’arrivent à notre conscience qu’indirectement, au moyen d’images, de paroles ou d’autres signes symboliques.

Le premier groupe est à coup sûr le plus fourni et comprend les espèces les plus répandues. [...] Ces plantes sont « les plus parallèles ». Immobiles dans le temps depuis l’instant de l’étrange mutation qui occasionna leur métamorphose, elles connaissent, certaines depuis des millénaires, les méchantes contingences du monde réel. [...]

S’il nous est possible de les voir, si nous pouvons les observer, les étudier, cela n’intervient qu’en dépit de l’inquiétante absence en elles de toute substance reconnaissable. Leur « amatérialité » [...] serait la conséquence d’un brusque arrêt du temps qui, pour des causes non encore identifiées, semblerait avoir frappé certaines espèces de plantes à différents moments de l’histoire végétale.

Alors que d’autres plantes, aujourd’hui disparues, se sont désintégrées en nous laissant pour seuls témoignages de leur vie sur terre une empreinte fossile ou une écorce pétrifiée, les plantes parallèles sont « fossiles d’elles-mêmes ». Ni mortes, ni vives — conditions qui, toutes deux, impliqueraient un écoulement normal du temps — elles sont, après mille ans d’immobilité, semblables à elles-mêmes, glacées dans leur corporéité illusoire — comme si elles avaient été brusquement arrachées au temps, vidées de toute matière, de tout sens, et confiées à un ordre existentiel. De même, comme si elles étaient la concrétion solide d’un souvenir, ces plantes n’ont conservé d’elles-mêmes que les apparences extérieures : une tridimensionnalité visible mais sans consistance.

La plupart de ces plantes, quoiqu’inaccessibles à toute agression naturelle, se désintègrent au moindre contact avec un objet étranger au complexe ambiantial qui les entoure ; elles se pulvérisent alors et ne laissent qu’une pincée de poudre blanche, chimiquement inerte. [...]

Les plantes du second groupe sont, elles aussi, conditionnées par des rapports temporels anormaux et souvent incompréhensibles. Mais, au lieu d’être enfoncées et immobiles dans le cours constant d’un temps extérieur, elles modulent leur existence selon les rythmes changeants et imprévisibles de notre imagination. Alors que les plantes du premier groupe sont arrêtées dans le temps, celles du second, chimères de vies antérieures, existent pour ainsi dire hors du temps, ou plutôt dans un temps humain et amorphe, celui de notre cerveau, en un inextricable va-et-vient de fuites et d’arrêts dans le passé, le futur et le présent profond. Elles sont la concrétion du non-temps capricieux, parallèle au temps qui passe, dans lequel nous vivons actuellement.

Au cours de son intervention au Congrès d’Anvers de 1968, Hermann Hoem a déclaré : « Toutes les choses du monde reposent en nous, dans le miroir de notre conscience. Le moindre de nos gestes, même le plus insignifiant, est relié, d’une façon ou d’une autre, à une partie du monde qui nous entoure et en altère la forme, tout en lui donnant de nouvelles significations. Il en va de même de notre décision de diviser les plantes parallèles en deux catégories. Elle indique que coexistent en nous deux aspirations fondamentales : l’aspiration à la clarté et l’aspiration à l’ambiguïté. L’on peut dire que l’un des groupes est la prose de la botanique parallèle, tandis que l’autre en est la poésie ; les plantes du premier groupe subissent le langage a posteriori ; celles du second, par contre, naissent à partir du langage –le discours verbal est pour elles une condition préexistante. Avant d’être des plantes, ce sont des mots. »

[...]

 

Manuscrit de Voynich

Pour le plaisir des yeux, je clôture les propos de Hermann Hoem avec quelques planches botaniques (ci-dessus) tirées du manuscrit de Voynich, un ancêtre des herbiers de jardin chimérique qui remonte au début du 15e siècle.

Rapprochement visuel avec L'herbier d'Emilie Vast, qui travaille sur les plantes de notre monde, en donnant, par son graphisme, un tour fantasmagorique aux plus ordinaires des spécimens des bords de chemin. Ci-dessous, extraits de son herbier des plantes sauvages des villes : le séneçon, le grand plantain, la pâquerette et le pissenlit.

 

L’herbier d’Emilie Vast 2

 

L’herbier d’Emilie Vast 1

 

 

 

 

 

Julie Lannes (0)

 

 

 

Chimères revendiquées en revanche, avec ces Chimères génétiques de Julie Lannes, découvert au salon du Livre de Jeunesse l'automne dernier.

L'atelier du poisson soluble, qui a publié cet ouvrage et permet ici d'en feuilleter quelques pages, le présente ainsi :

Herbier génétiquement modifié.

À partir d’expériences scientifiques réelles, Julie Lannes a imaginé une série de plantes telles qu’elles pourraient évoluer après « greffes » de gènes animales.

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans le registre de la fantasmagorie, je termine avec la remarquable irruption du végétal dans le très chimérique univers de l'illustratrice Emmanuelle Houdart

 

 

Emmanuelle Houdart (2)

 

Emmanuelle Houdart (1)

 

 

 

 

Notules

L'édition d'origine de La Botanique parallèle n'est malheureusement plus disponible. Cependant, les éditions des grands champs annoncent ici sa réédition prochaine.

Les planches botaniques d’Emilie Vast sont tirées de Plantes sauvages des villes, éditions Memo, 2011.

Les illustrations d'Emmanuelle Houdart proviennent de l'album Une amie pour la vie de Laëtitia Bourget, éditions Thierry Magnier, 2012.

 

 

Publicité
Publicité
Commentaires
P
Ce livre est une folie merveilleuse, sa réédition une excellente nouvelle : http://hublots.over-blog.com/article-la-botanique-parallele-de-leo-lionni-121453235.html
Répondre
J
Bonjour,<br /> <br /> Simplement pour vous dire que "La Botanique parallèle" vient tout juste de paraître aux éditions des Grands Champs (puisque vous l'annonciez dans votre billet).<br /> <br /> Pour en savoir plus : www.editionsgrandschamps.com
Répondre
L’Œil Végétal
  • Carnet d'inspiration, travaux en cours, propos de jardin, fabrique à images, poésie, goût du thé, compagnie des fleurs, carnets de voyages, pensées japonaises, chinoiseries, bouts de papier, pierres étranges, menues choses
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Archives
L’Œil Végétal
Newsletter
Publicité