#124 À mon œil éperdu

Dans le ciel sans feuilles
l’arbre trace
de frêles entrelacs
que l’ombre et la lumière
éclaboussent

jusqu’au vertige

...

Je regarde le ciel.

Les grands chantiers de l’hiver ont dressé mon regard à éviter avec pudeur le spectacle de la terre glaiseuse éventrée par les machines. Je m’emploie cependant à réparer ces blessures du jardin sous le Ciel, à lui refaire une peau. La peau de jardin étant le dosage équilibré de plantes couvre-sols (j’y inclus la pelouse ; il me faudrait en dresser le catalogue ; l’exercice est toutefois abyssal), de pierres et de paillis (végétaux et minéraux). Tout ce qui contribue à rendre jardinable la terre d’ici, qu’on appelle terrefort. Une masse amorphe qui ne se prête qu’aux engins de labour, opposant aux outils du jardinier une résistance têtue, absolument décourageante quand le temps est à la pluie. Elle ne sait que coller alors. Tout, les mains, les pieds, les outils. Mais cette grosse terre passive est aussi une remarquable nourrice. Le dispositif de la peau de jardin permet de la rendre vivante sans la travailler ou presque. C’est une science qui s’apparente à de la sagesse mûrie avec le temps.

Mes premiers printemps ici je les ai vécus le nez dans l’herbe. À m’ébahir du muscari, du lamier, de la véronique, de la capselle. À m’émerveiller de tout ce qui jaillissait du sol. À applaudir à la comédie printanière du jaune citron des forsythias, du rose dragée des prunus (cette année, je suis privée du froufrou de mon prunus pour l’avoir sévèrement rabattu à l’automne. Le pauvre s’épuisait à singer la silhouette fastigiée du cyprès voisin et ne fleurissait plus guère).

Au fil des ans, mon regard s’est élargi. S’est exercé plutôt à naviguer, selon, entre l’échelle des vies minuscules et celle des grands horizons. À embrasser la vie dans tous ses bouleversements. Avec un bonheur si vif, parfois, qu’il me pince le cœur.

Notule

Parmi les images de cette célébration dans le ciel, il y a bien sûr le magnolia, le brave soldat du printemps de l’an dernier. Le prunier de la haie sud-ouest, qui donne en été des prunes blondes qui ressemblent à des mirabelles. J’ignore son nom. Les fleurs sur fond de crépuscule du dernier billet sont de lui. Et puis, si beau dans ses habits de pourpre et d’argent, le grand peuplier noir (Populus nigra L.) qui défend le jardin contre les vents du nord. Si beau que je le mets en ouverture de ce billet. Quel âge peut-il avoir ? Un peuplier peut vivre jusqu’à 100, voire 400 ans. Une autre fois, peut-être, je mettrais encore les floraisons plumeuses du frêne (Fraxinus excelsior, le plus grand sujet du jardin sous le Ciel) et du saule blanc (Salix alba, que j’ai vu naître et grandir). Elles ne dépareilleraient pas.
Populus, Fraxinus, Salix. Et oui, sous la terre du jardin sous le Ciel, il y a de l’eau.

Comments

[Za]

et bientôt le temps des cerisiers...

[malim]

Catherine

Je savoure, comme chaque fois avec délectation, et ...je reste bouche bée!

Merci pour tant de beauté poétique et subtile.

Je t'embrasse. Geneviève

[Mamiche]

Comme tu as raison de nous apprendre à regarder le jardin autrement, d'observer les silhouettes des arbres. Il est sage d'appréhender les moments de poésie en toutes saisons dans ce cadre qui nous entoure et nous apporte tant de sérénité dans notre monde si bouleversé et tourmenté.

Avec l'arrivée du printemps je guette l'éclosion des fleurs du cornus alba installé au fond du jardin

[Zizou]

"la sagesse mûrie avec le temps", dis-tu... Malgré tous les printemps accumulés derrière moi, je ne sais toujours pas regarder le jardin avec sagesse et poésie. Merci de nous y aider.