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L’Œil Végétal
2 août 2014

#103 Les chants du fil

14-08-02, Chants du fil (0)

 

L’été m’a finalement déposée devant un grand déballage d’étoffes sublimes. Dans la Zomia du géographe James Scott, la constellation de collines de l’Asie du sud-est intérieure, au milieu des bancs de tribus atomisées, librement différentes, qui composent le peuplement de ce territoire aux contours indécis. Avec les travaux d’aiguille des Miao du Guizhou.

14-08-02, Chants du fil (0-)

Je répertorie, réfléchis, écris. Sans souci majeur. Côté jardin, juillet m’a gratifiée d’une trêve. Un ciel peu radieux, des pluies bienfaisantes. Le troupeau végétal est abreuvé régulièrement. Ici, là, tout de même, maraudent des bandes de ravageurs, éclos à la faveur de l’alternance chaleur-humidité. Les cicadelles sont contenues, mais une partie des buis est investie par les chenilles de pyrale. Je savais que ces dévoreuses de feuilles interviendraient tôt ou tard. La menace se rapprochait de plus en plus hélas... Au moins, l’invasion a-t-elle été découverte à ses débuts.

Je me concentre sur mes couturières de la Zomia des brumes. J’écoute les chants du fil. Les pensées qui s’écoulent dans le silence et le ballet des mains. La croisure du fil avec le temps. La joie du faire. L’intention. Les messages.
Je redécouvre la richesse des mythologies du fil en Occident. Et puis le jardin m’envoie des signaux. Les lectures m’adressent des pieds-de-nez. Je lis les Métamorphoses d’Ovide. Arachné. Le défi jeté par la fille du teinturier Idmon à la déesse Pallas Athéna. Le tournoi de tissage. Les couleurs et l’or que font monter les navettes le long des fils de chaîne. Les récits qui prennent forme avec les chemins de la trame. Pour la déesse, les victoires des dieux. Leurs amours pour Arachné la mortelle. Les chants du fil.

14-08-02, Chants du fil (1)

14-08-02, Chants du fil (2)


De l’œuvre achevée d’Arachné, les Métamorphoses disent ceci :

À ce travail, ni Pallas, ni la Jalousie ne pourrait rien reprendre. De dépit d’une telle réussite, la vierge guerrière aux blonds cheveux déchira la toile où étaient en couleurs vives, retracées les coupables aventures des dieux. Et, de sa navette en bois du mont Cytore, telle qu’elle la tenait, par trois et quatre fois elle frappa au front la fille d’Idmon, Arachné. La malheureuse ne put supporter l’outrage et, dans sa rage, s’attacha autour de la gorge un lacet et se pendit. Pallas la prit en pitié et allégea le poids, puis : « Conserve la vie, mais cependant reste pendue, impudente, dit-elle ; et, pour t’enlever tout espoir dans l’avenir, je veux que la même peine soit irrévocablement prononcée contre ta race et tes plus lointains arrière-neveux. » Après quoi, en s’éloignant, elle l’arrosa des sucs d’une herbe consacrée à Hécate. Tout aussitôt, à peine touchés par le redoutable poison, les cheveux d’Arachné tombèrent, et avec eux son nez et ses oreilles ; sa tête devient toute petite, et toutes les proportions de son corps diminuent ; à ses flancs se rattachent de grêles doigts au lieu de jambes ; tout le reste n’est qu’un ventre d’où cependant elle laisse échapper du fil ; et, maintenant, araignée, elle tisse, comme jadis, sa toile.

Ovide, Les métamorphoses, traduction, introduction et notes par J. Chamonard, Garnier Frères, Paris, 1966

14-08-02, Chants du fil (3)

Le soir, au fond du jardin, les rayons du couchant révèlent au faîte des cyprès taillés les rangs de carrelets des agélènes. Des feutres de fil sur plusieurs dizaines de couches où les araignées se ménagent un affût pour se tapir et guetter leurs proies. S’y accrochent des brindilles, des duvets, des feuilles mortes qui tremblent dans l’air du soir. Le matin, côté levant, les perles de rosée révèlent les arrangements de fils concentriques des épeires. J’ai vu aujourd’hui la première toile marquée au point zigzag, signature des belles argiopes au corps tigré.

14-08-02, Chants du fil (4)

14-08-02, Chants du fil (5)

La plus belle Maison que j’ai jamais connue
Fut fondée en une Heure
Par des Sujets que je connaissais aussi
Une araignée et une Fleur –
Un presbytère de dentelles et de Duvet –

The fair House I ever knew
Was founded in an Hour
By Parties also that I knew
A spider and a Flower –
A manse of mechlin and of Floss –

Emily Dickinson, Poésies complètes. Traduction Françoise Delphy

À remonter ainsi les chants du fil, on se trouve bien vite à sa source le filage. On parvient fatalement, bim, bam, boum, au trio de figures des Destinées que les Grecs appelaient Moires. Les Parques des Romains.
Clotho à la quenouille — naissance ;
Lachésis au fuseau — union ;
Au bout du chant du fil enfin, Atropos qui le tranche — mort.

[...] trois sœurs dont les pouvoirs dessinent la figure d’un ordre plus ancien que celui des Olympiens. Plus que le destin, le nom commun de moira désigne la part du butin, de la nourriture, d’héritage. Moira est la puissance religieuse qui définit à la fois la part attribuée à chacun – ce qui fonde sa timê, son statut social, sa place dans l’ordre hiérarchique –, et la limite assignée à chacun, la barrière à ne pas franchir. [...]
Jeannie Carlier, « Moires », in Dictionnaire des Mythologies, Flammarion, Paris, 1981

Tandis que je méditais sur les Moires, mon jardin m’a joué le plus coquin des tours (voir les visites déconcertantes de fantômes australiens par le passé). Il a placé Atropos à ma porte. Sous la forme du sphinx atropos, le sphinx tête de mort, plus précisément de sa chenille. Une larve énorme. 12 cm de jaune franc ocellé de lavis d’encre noire grignotant avec appétit et placidité les feuilles du lilas de l’entrée de la maison.

14-08-02, Chants du fil (6)

14-08-02, Chants du fil (7)

Sur le sphinx atropos, extrait de l’excellente ressource du CNTL :
Lépidoptère (tribu des sphingides), sorte de papillon crépusculaire caractérisé par le dessin en tête de mort qu'il porte sur son thorax et par le son aigu qu'il émet. Synon. sphinx tête de mort ou tête de mort :
On vit apparaître et se répandre un être inconnu à notre Europe, d'une figure effrayante, un grand et fort papillon de nuit, marqué assez nettement en gris fauve d'une vilaine tête de mort. Cet être sinistre, qu'on n'avait vu jamais, alarma les campagnes et parut l'augure des plus grands malheurs. En réalité, ceux qui s'en effrayaient l'avaient apporté eux-mêmes. Il était venu en chenille avec sa plante natale, la pomme de terre américaine, le végétal à la mode que Parmentier préconisait, que Louis XVI protégeait, et qu'on répandait partout. Les savants le baptisèrent d'un nom peu rassurant : le sphinx atropos. Cet animal était terrible en effet, mais pour le miel. Il en était fort glouton, ...
Michelet, L'Insecte, 1857

Deux jours plus tard, Atropos était partie pour d’autres festins. Ou pour sa transformation en papillon.
Ici s'achève ce chant du fil.

14-08-02, Chants du fil (8)

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Commentaires
L
j'ai adoré le sphinx atropos, fier et richement vêtu, superbe
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M
Que de découvertes de fil en fil parmi les arachnidées, et que de chemin de découvertes Encore merci et bravo
Répondre
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