#157 Le cheminement
Je ne fais jamais rien qu'à la promenade, la campagne est mon cabinet ; l'aspect d'une table, du papier et des livres me donne de l'ennui, l'appareil du travail me décourage, si je m'assieds pour écrire je ne trouve rien et la nécessité d'avoir de l'esprit me l'ôte. Je jette mes pensées éparses et sans suite sur des chiffons de papier, je couds ensuite tout ça tant bien que mal et c'est ainsi que je fais un livre. Jugez quel livre ! J'ai du plaisir à méditer, chercher, inventer, le dégoût est de mettre en ordre ; et la preuve que j'ai moins de raisonnement que d'esprit, c'est que les transitions sont toujours ce qui me coûtent le plus : cela n'arriverait pas si les idées se liaient bien dans ma tête.
Jean-Jacques Rousseau, « Mon portrait », in Les rêveries du promeneur solitaire, Gallimard, 1972.
Tout autour de moi
regards allumés
lecteurs affamés
dégageant les sources
filons et fumées
Odorante et vive
entre les pierrailles
j’étale mes lèvres
en dressant mon casque
pour te murmurer
botaniste en herbe
les secrets du vent
sortant des fissures
après son passage
au creux du torrent.
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La vie s'est arrêtée
dans la bulle de silence
où roulent les cailloux
parmi les racines
l'horizon double
Michel Butor, L'Horticulteur itinérant, 2004
L’automne, soudain. L’horizon est jaune de cadmium. Avec quelques rousseurs. Et le ciel des feuilles s’efface. Quelque chose s’en va pour toujours.
Il a plu. Un long baiser du ciel à la terre. Enfin. L’avons-nous attendue, cette eau ! Il fait des saisons étranges. Il faut composer. Ce n’est pas commode, mais nous n’avons guère le choix.
Déjà, j’apprends à marcher. À penser avec les pieds. À cheminer.
Pour cheminer, il y a, dans la campagne où je vis, un vrai butin de chemins. Une géographie de traverses, cachée dans la doublure des terres cultivées. Tout un réseau, tatoué sur les causses, empreinte d’une vie désertée. Une vie négociée pierre à pierre dans un temps pas si lointain, mais si différent de celui de maintenant. Des pierres, il y en a tant et encore. La terre n’en finit pas de les régurgiter. À certains endroits des machines les réduisent en farine. De la farine de pierre mêlée à la terre.
C’est pourquoi, le long des chemins d’octobre que je goûte après ceux de l’été, il y a aussi des châteaux, des gariottes et des pigeonniers. Des puits et des fours à pain. Et des murets, des rubans de murets par milliers. C’est eux qui saisissent le promeneur en premier, incrédule devant tant d’efforts finalement abandonnés. Le tribut visible d’une agriculture héroïque. Qui arrachait à la terre son pain quotidien au prix de travaux démesurés, et se refilait la dernière couenne du dernier cochon tué, qui faisait la tournée des marmites voisines. Aujourd’hui, c’est ruine, et la garrisade du chêne pubescent, du genévrier et de l’épine-noire. Ou la pelouse piquée de buis. Ou la forêt de chênes, frangée de l’alisier et du cornouiller mâle. Une forêt rudérale et chuchotante. Une zone incertaine, où sourd le même air de mélancolie que dans certaines périphéries urbaines. La part humaine en plus ténue.
C’est dans ce souvenir de campagne que j’apprends à marcher. Avec des compagnons qui se nomment Evelyne, Catherine, Aline, Jacques, Paul, Lucette. André qui fait des vers. Solange qui herborise.
Dans cette république voyageuse modeste et temporaire, on embarque avec une paire de jambes équipées de chaussures, une économie de mots et une contribution symbolique. L’objectif est de pratiquer une brèche d’une paire d’heures chaque mardi pour accomplir une boucle dans les profondeurs cachées de la campagne. Descendre et monter dans les marges par des chemins singuliers. Un coup ici, un coup là, un coup là-bas. Chaque lieu avec son éclaireur pour guider la troupe.
Je voudrais peindre notre équipée. Tantôt les arbres, tantôt le ciel. Tantôt loin, tantôt près. Je voudrais restituer à ces itinéraires leur trajectoire, dans toute sa dynamique spirituelle et sensible, l’invisible avec le visible. Comme les cartographies mystérieuses des vieux brûle-parfums chinois. L’armoise qui se consume doucement. Ses volutes qui s’élèvent et se dissipent à travers les replis de bronze ou d’argile d’une miniature de montagne. Ou comme les cartes géographiques taillées dans le bois flotté que Gustav Holm a recueillies au Groenland oriental en 1884. Elles sont l’incarnation d’un système spatial, celui des Inuit, qui évolue en permanence pour être fonction du déplacement, de la position du locuteur. L’espace changeant du monde nomade, qui embrasse les côtes, les fjords, les îles, Pour être lu, le morceau de bois doit être tourné au fur et à mesure. Comme on déplie une carte dans la voiture sur les genoux. Quand les Inuit disent « je », le pronom personnel, qui se prononce uvanga dans leur langue, ils disent « mon ici tout près ».
Avec l’équipe de rando, on accorde les ici. Le pas se règle sur les affinités. Ceux de devant s’arrêtent pour que remontent ceux de derrière. Nous le savons, le monde est vaste à l’extrême. Nous n’en verrons pas tous les trésors. Nul n’est besoin de presser la marche.
Nous marchons donc en l'honneur de l'instant.
Deux heures, chaque semaine, à hauteur d'homme.
Et le reste du temps attend.
Notule
Longtemps, j’ai eu le goût de voyager. Ces dernières années, j’ai développé le goût de jardiner. Le goût de cheminer, je le découvre l’âge aidant. La littérature et le paysage m’ont donné l'envie d’emprunter les chemins.
Ce sont des activités qui intéressent différentes régions de l’esprit. Cheminer fait les pensées fluides, jardiner les concentre. Au point parfois qu’elles deviennent crampon et font tourner bique. L’œil du jardinier peut ralentir le randonneur, jusqu’à l’empêcher d’atteindre son étape. Je souris quand j’entends Gilles Clément, le jardinier philosophe, s’exclamer :
« Alors moi, je ne marche pas ! Parce que j'arrive pas !!! C'est que je suis arrêté par une plante, par un papillon, je prends une photo… C'est impossible ! La randonnée pour moi, c'est une marche forcée ! Donc je ne marche pas. » (voir ici pour les circonstances de cette exclamation, où l’on entend par ailleurs David Le Breton, anthropologue et sociologue, faire au contraire l’éloge de la marche).
C’est précisément à cause des plantes et des papillons que j’ai entrepris la rando en équipe. Jardiner et cheminer sont des activités paradoxales. Il y a du sel dans l’intitulé choisi par Michel Butor pour son recueil de poèmes publié chez Léo Scheer en 2004 : L’horticulteur itinérant. Surtout venant d’un ancien des Cahiers du Chemin de Gallimard.
Herboriser est un autre compromis possible. C’est l’école du promeneur solitaire Jean-Jacques Rousseau. On reconnaîtra une herborisation clandestine parmi les photos prises en chemin.
Je termine sur un tableau où figurent des documents en rapport avec ce billet. En 1, une capture d’écran de mon téléphone cellulaire où apparaît une séduisante proposition des big data au dilemme du randonneur jardinier : un bureau de jardin mobile. Oui ! Produit par les algorithmes à la publication du billet de L’Œil intitulé Pose-plumes. Ah ça ! J'ai drôlement rigolé ! En me demandant comment pareille combinatoire était possible avec un billet qui n'avait d'autre texte que son titre. D'autant qu'aucune image n’est associée à ce mobilier inédit. En 2, mon exemplaire défraîchi des Rêveries de Rousseau. C’est une édition passionnante, avec tout un appareil de notes, chronologie, textes établi par S. de Sacy pour Gallimard en 1972. Je reviendrai très certainement sur ces écrits plus tard.
En 3 apparaissent les dessins des cartes inuit de Gustav Holm. Celle du centre représente les côtes. Il faut faire tourner le morceau de bois à mesure de la lecture de la carte. Le dessin de droite représente la carte des îles, qui doit pouvoir s’ajuster dans celle des côtes du continent. C’est une illustration d'une conférence de Michel Perrot sur la perception de l'espace chez les Inuit. Elle est reproduite dans les Carnets du paysage n° 12, automne 2015. L’ustensile en n°4 se trouve en ma possession. Il m’a été vendu pour un picoutraou. Terme du patois quercynois dont je n’ai trouvé nulle trace. En tout cas, il servait bel et bien autrefois à véhiculer lard et couenne d’une marmite l’autre.
Dans L’Œil, on peut sustenter en d'autres endroits une curiosité pour les trajectoires, chemins et leur perception dans l’espace.