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L’Œil Végétal

28 décembre 2018

#162 Le géant couché

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Les paysages contiennent des énigmes.

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Des déserts, des montagnes, des pays lointains peuvent nous séparer d’un ami en cette vie ; la distance entre l’autre vie et celle-ci n’est pas plus grande que celle de la nuit au jour, ou l’inverse. Une pensée fervente, liée au plus complet détachement de toute chose extérieure, nous place en cet autre monde, qui nous est peut-être d’autant plus caché, qu’il est plus proche de nous.

Schelling, un extrait de La légende dispersée

 

[un paysage] peut nous absorber dans le jeu incessant de ses corrélations, activer notre vitalité par ses mises en tension diverses ; comme aussi réveiller notre sentiment d’exister par ce qui s’y singularise. Il nous donne à rêver par son lointain, nous rend « songeur ».

Vivre de paysage ou L’impensé de la Raison

 

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Je commence par la fin. Tant pis pour les lointains et le dernier périple dans le grand pays familier. Le voyage en carrosse dans les coins coincés. Les sources du thé des falaises. Ce lieu où je ne me suis pas attardée. La vallée perdue où des vieillards oubliés cultivent des champignons apprivoisés. Le pavillon caché de Manjuelong au bord du lac de l’Ouest. La beauté des lotus fanés. Le goût des aubergines.

Tant pis pour les péripéties d’ici. La fin du déluge, la chapelle et le dragon, la campagne rôtie, l’été de la Saint-Martin, les paysages découpés, les châteaux d’eau et les monuments aux morts.

Et les livres, le jardin de pages, les trouvailles... Tant pis. Tant pis. Tant pis ! Si je ne commence pas par la fin, jamais je n’arriverais à déposer à temps le petit paquet que j’ai préparé pour L’Œil Végétal. Il y aura toujours une montagne de choses et la tyrannie des jours. A certains moments, je ne sais quoi faire avec les mots. Ils s'échappent.

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Je commence.

Lugagnac
Causse de Limogne

25 décembre 2018
Mon chemin du jour

Sur la carte IGN, une boucle modeste de 10 km.

 

Embarquement immédiat. Immediat boarding.

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Le matin du 25 décembre il y a, qui m’attendent dans le bourg de Lugagnac :  un banc de brumes matinales, un grand silence et un vieux chien noir et blanc. Le chien approche prudemment quand je descends de voiture, je lui caresse la tête, avec ma chienne Lulu, ils se reniflent derrière devant. Nous concluons tous trois un contrat de chemin.

Dans le bourg, je relève quelques marques. L’imbrication des volumes en hauteur, particulière aux villages lotois ; l’arche de l’an 2000 jetée entre deux maisons ; l’église et le cimetière ; la salle des fêtes, petite ; la bibliothèque en libre service (je note un ouvrage de Mircea Eliade, un autre de Matthieu Ricard et feuillette une vieille encyclopédie d’astronomie) ; le robinet d’eau potable ; la place Louis Malle (il a habité Lugagnac au château du Coual, m’apprend une requête. Coual est un autre nom du corbeau).

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Le chien noir et blanc attend, manifestement. Il ouvre le chemin. J’ai en tête Lacombe Lucien, mais aussi Moreau Jeanne, le visage et la voix. Dans l’oreille, en sourdine, la trompette de Miles Davis. Un coual de cinéma perché sur l’épaule, je suis le chien et la marque jaune du PR. Elle m’élève entre des arbres, des murs, des ruines vers la périphérie du village. Entre deux rangs de murs de pierres, le chemin tortueux se faufile à travers un pan de village abandonné à la broussaille. Il débouche sur un praticable qui dessert un moulin et une chapelle. Restaurés dans un espace public entretenu. Il fait gris, désert, et pourtant quelque chose est là qui repose.

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De l’autre côté de la route, le chemin plonge dans un vallon. Avant de l’emprunter, j’aperçois dans le coteau lointain une trouée de lumière qui fait brasier. La brume va se dissiper, c’est certain. Fengjing, 风景, vent-lumière, disent les Chinois d’un paysage, dans sa « mouvance » et sa « luminosité ».

 

A la suite des chiens, je descends. Il fait humide et froid. Je longe une maison avec des dépendances où je veux vivre le restant de mes jours. Le grand chien se retourne. Il me regarde comme font les chiens. Je quitte ma maison à regret et poursuis dans l’intervalle de petit jour que prolonge la brume matinale.

 

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Seuls ceux qui se lèvent chaque nuit avant l'aube savent ce point. La nuit ne sombre pas juste avant l'aube ; elle s'éteint.
Puis l’orient remonte.
Puis quand le disque solaire apparaît, débute l'aube.
Arrive lentement, avec une force extraordinaire, le jour.

[...]

Voici les étapes.
Dans l'obscurité évanouie une coloration brune ou sépia se teinte,
Ou grise,
Une blancheur vague se mêle à ce qui disparaît.
Une espèce de laps a lieu alors.
Ce n'est pas le jour : c'est le petit jour.

Ce « petit » est temporel et l'espace est très pâle. 

Une journée de bonheur

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En bas de la pente, j’ai rendez-vous avec un paysage romain. Devant moi, un vaste lavoir tend au ciel son miroir. Venimus from Peking, clame Victor Segalen en entrant avec Gilbert de Voisins dans une pauvre mission italienne de Chine du nord. Moi, j’arrive de la Chine du sud, avec deux chiens pour compagnons, et sur l’épaule un corbeau de cinéma, je le dis haut et fort dans le matin de Noël. Alors, dans le miroir du lavoir et dans le vide de l’air, le jour paraît dans sa robe couleur de soleil. Le corbeau s’envole. Des dieux, des esprits, des poètes admirent avec moi le commencement de la lumière. Ensemble, nous faisons silence. Entre enfin, dans le lointain, l’image de Nicolas Poussin qui marche le long du Tibre. Puis celle de la laveuse qui baigne son enfant dans le Tibre et regarde ses yeux étincelants.

 

Il marche le long du Tibre, au printemps, quand les eaux affluent, noires en profondeur, étincelantes ; et comme il y a là des laveuses, dont l’une a baigné son enfant et l’élève haut dans ses bras, ses yeux étincelants eux aussi, – Poussin regarde, comprend, et décide de peindre, maître du rameau d’or s’il en fut, ses grands Moïse sauvés.

L’arrière-pays

 

De l’autre côté du miroir du lavoir, à l’autre bout du continent, est un grand tohu bohu où des villes géantes engloutissent les deltas et les vallées. Des voies express percent des montagnes. Une poignée d’années a vidé la campagne de ses vivants.

Faut-il peindre des paysages vides ?

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Les pierres au soleil, on les retourne le long de la Strada Bianca, et je sais bien que dessous miroitent obscurément les flaques de l’irrationnel, des fantasmes, de la pensée magique : « il buio », tout un passé italique, étrusque, romain encore, qui grâce, à des coutumes locales, à peine christianisées sur des terres souvent âpres et pauvres, n’a jamais été aussi réprimée dans l’inconscient italien que le furent en France nos civilisations gauloises et pré-celtiques. Les effrois les plus archaïques, les entrevisions les plus fugitives, et des cris dans le noir, même à midi : je crois, ai-je tort, les rencontrer partout dans l’imaginaire italien.

L’arrière-pays

Je retourne au présent des chiens qui s’affairent à flairer des traces. Sur la margelle du lavoir, il y a des pierres à battre le linge. Elles ont la forme d’un papillon aux ailes ouvertes. Tiens, je n’y avais jamais pensé, ce sont des livres, ces pierres à frotter, des livres inachevés, posés au bord d’un miroir du ciel et tenus ouverts sur une page qui reste à écrire.

Les chiens gémissent. Les traces les tirent un peu plus loin dans l’hyperruralité. Ils ont besoin de les suivre. Ils m’arrachent à l’énigme du lavoir et m’entraînent sur une mauvaise route. Je rebrousse chemin. En consultant la carte, je réalise que la boucle que je me suis tracée entoure un espace qui se nomme L’homme mort. Je pense à Pangu, le géant chinois. Un géant est couché qui dort là-bas et rêve le monde où il dort. Comme Vishnu sur Sesa. Comme la dragonne Querig de Kazuo Ishiguro.

 

C’est la dragonne Querig, dame Beatrice, qui rôde sur ces sommets. Elle est la cause de la brume dont vous parlez.
[...]
Le berger dit vrai, madame. C’est le souffle de Querig qui emplit cette terre et nous dérobe nos souvenirs.

Le géant enfoui

 

 

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Énigme qui emplit le causse de Lugagnac et porte sur la carte IGN le nom de L’Homme mort.

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Lorsque Pangu fut sur le point de mourir, il transforma son corps: son souffle devint les vents et les nuées, sa voix les éclats du tonnerre, son oeil gauche le soleil, son oeil droit la lune, ses quatre membres et les cinq parties de son corps les quatre extrêmes et les cinq montagnes sacrées, son sang et ses humeurs le fleuve Bleu et le fleuve Jaune, ses nerfs et ses artères les veines de la terre, ses muscles la glèbe des champs, ses cheveux et ses moustaches les astres et les repères sidéraux, les poils de sa peau la végétation, ses dents et ses os les métaux et les pierres, ses essences et sa moelle les perles et les jades, sa sueur et ses écoulements les pluies et les marais.

Mythologies et imaginaire du monde chinois

Je suis seule avec les chiens dans un espace oublié. Oubli d’autant plus frappant que la totalité du paysage porte la marque humaine. Je progresse dans sa présence. Elle a tout modelé, les enclos, les chemins, la taille et la répartition des espaces. Quelque chose a lié ce paysage et l’homme longuement et se lit toujours malgré la broussaille. Chênes, érables, fusains bonnet d’évêque, clématites plumeuses, genévriers caracolent dans les rebords du paysage en liberté.

Un panneau désigne un dolmen dans le jeune bois, à gauche du chemin. Je m’approche du tertre. J’admire l‘équilibre des pierres et la figure qu’elles composent avec les lignes verticales de la futaie. Jusque dans la mort, l’empreinte humaine règne sur ce paysage.

J’emporte ce pictogramme paisible sur le chemin qui poursuit en sous-bois. Le coual de Louis Malle réapparaît. Il descend du ciel de branches et revient se percher sur mon épaule. Il n’y a plus de feuilles dans les arbres.

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À Rastouillet, je traverse un labyrinthe de vieux buis. De pauvres êtres sarmenteux et déplumés. Leur feuillage a totalement disparu. Marque d’infamie du festin de la pyrale du buis. Au début de l’été dernier, par dizaines de milliers, des chenilles, pondues par des dizaines de milliers de papillons blancs, ont festoyé dans la broussaille du Quercy. Des buis, la pyrale a fait la curée. Les chenilles affamées ont jeté leurs échelles de fil brillantes de fourré en fourré et les ont rongés au bois. Je fais la somme, douloureusement : la neige des papillons, le crêpe des chenilles, le deuil d’un paysage dans l’espace d’une saison. Paysage dévoré de l’anthropocène.

 

 Le Moyen Âge fut hanté par les chevauchées des femmes dans les nuages, dans les forêts, sur les landes, sur le bord des falaises. (...) Et qui franchissent en un rien de temps de vastes espaces invisibles.
La transe de ces femmes est appelé voyage.

 

Les désarçonnés

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À l’approche de Roquecave, je croise deux femmes. Je les reconnais, l’une tient en laisse un chien-loup, je les ai aperçues qui venaient au loin quand j’étais au dolmen. Qui pouvais je rencontrer ici et ce matin sinon des femmes ? Elles m’ont dépassée pendant mes détours dans les chemins de buis. A présent, elles rebroussent chemin et s’avancent vers moi. Nous nous saluons. Je ne peux m’empêcher d’ajouter, c’est plus fort que moi, que Lugagnac est un endroit magnifique. La jeune femme au chien sourit, elle parle du beau temps qu’il fait. J’acquiesce. L’autre femme est plus âgée, avec des yeux noisette derrière des lunettes, et un manteau rouge. Avec une toute petite voix douce, elle dit que oui, en effet, un lieu comme Lugagnac contient beaucoup de choses. Ses yeux noisette fixent un point au loin tandis qu’elle évoque la vallée du Lot voisine, le dolmen du bois, souligne sa quiétude. Tandis que d’autres on se recule, précise-t-elle. Elle déroule un paysage secret qui comprend une église templière perchée au sommet de douze marches, un menhir enfoui sur lequel fut bâtie la chapelle près du moulin (au bout du praticable et au début du chemin. En Chine, on apaise les dragons trop agités en leur épinglant une pagode sur l’échine), et encore un autre dolmen que celui que j’ai vu, et qu’on appelle le tombeau du géant.

Il y a donc bel et bien un géant qui dort dans le paysage de Lugagnac. Je dis à la dame le nom sur ma carte et le livre de Mircea Eliade dans la bibliothèque du village.

La femme aux yeux noisette sourit et poursuit sa révélation. La table du dolmen est un peu cassée, mais elle fait six mètres de long. Le tombeau est bien destiné à un géant. Ce géant, c'est Lug, le Lug de Lugagnac, le dieu géant des celtes.

Lug ? Je ne le connais pas. Qui est Lug ? je demande. Lug, répond la shamane au manteau rouge, c’est le géant du dolmen, le dieu celte du ciel lumineux, la lumière qui descend des étoiles, celui qui connaît toutes les techniques et tous les arts. Son nom ressemble au nom gaulois qui veut dire corbeau (sur mon épaule, le coual de Louis Malle lisse ses plumes d’un air entendu). C’est aussi un géant qui boîte, vous savez. Elle me regarde. Comme Hephaistos ? je lance, tout à trac. La shamane à lunettes hoche la tête. Lug possède la maîtrise du feu, en effet, mais c’est surtout à Mercure qu’on l’assimile. Lug est le traceur de routes, celui qui balise les frontières des espaces géographiques.

À Lugagnac, j’apprends le nom du dieu qui trace les chemins.

 

Nous sommes trois femmes,

Dont une shamane en manteau rouge,

Trois chiens,

Un corbeau de cinéma

Et un géant qui dort dans un paysage de Noël.

Un géant lumineux qui se nomme Lug.

Dans un  paysage qui se nomme Lugagnac.

Voilà l’énigme que je découpe dans le matin du 25 décembre 2018.

 

C’est Noël, l’heure où l’on cuit les dindes, les chapons, les cochons, pour la réunion de famille toute proche. Les deux femmes sont pressées à regret. Nous nous saluons. Elles s’éloignent.

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Quelque chose dans l’air s’est dissipé. Il fait sec et léger, et chaud. J’allonge le pas pour fermer la boucle de mon contrat de chemin. Avec les chiens, je longe un rang de puits familiaux au Mas de Benech, conclu sur un autre lavoir en forme de lune. Le chien noir et blanc plonge soudain et brouille l’image du miroir de l’eau. L’heure est passée de révéler les énigmes et les desseins cachés.

 

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Je vois au loin le clocher de Lugagnac. Le corbeau s’envole. Un poney à la tête de clown triste nous regarde passer, avec connivence.

 

Je croise des promeneurs en famille. Comme j’entre dans le bourg, des voitures arrivent. C’est Noël, l’heure de manger les chapons, les dindes et les cochons. Je dis au revoir au chien noir et blanc. Il se tient là qui attend, alors je sors le téléphone de ma poche et prend la photo de celui qui m’a guidé au cœur des énigmes.

Oh, il n’est pas facile, celui-là, avec les autres chiens. Je me retourne. C’est l’homme qui a garé sa voiture à côté de la mienne. Vous le connaissez ? je fais. Il vient de nous accompagner, ma chienne et moi, pendant 10 km. C’est un chien du village, répond l’homme, en faisant de la main un geste vague. Il n’est pas commode. Ah?! Et bien, pour nous, il s’est montré très aimable. Je vous souhaite un bon Noël. L’homme, et sa femme, me souhaitent aussi un bon Noël. Ils s’éloignent vers une maison de Lugagnac. Ils ne savent pas qu’un géant traceur de routes dort là-bas, dans le paysage. Je me demande qui, à Lugagnac, a lu le livre de Mircea Eliade. Et tiens, je ne connais même pas le nom de ce chien.

 

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C’est par des chemins divers que vont les hommes. Qui les suit et les compare verra des tranches de figures prendre naissance. Figures qui appartiennent, semble-t-il, à cette grande écriture chiffrée que l’on aperçoit partout : sur les ailes, sur les coquilles des œufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cristaux et les pétrifications, sur les eaux qui gèlent, à l’extérieur et à l’intérieur des roches, des plantes, des animaux, des hommes, dans les étoiles du ciel, sur les plateaux de résine et de verre frottés et mis en contact, dans les courbes de la limaille autour de l’aimant et dans les surprenantes conjonctures du hasard.

Novalis, Les disciples à Saïs, un extrait de La légende dispersée

 

 

...

 

Choses qui se disent en entrant dans la saison du dedans

 

 

 

Ouf, j’ai réussi à l’agripper avant qu’elle ne s’envole, cette fable de chemin. Je peux la déposer à temps, rituellement, pour le passage de l’an. Je reviendrai un peu plus tard dans l’hiver avec le paquet du jardin de pages, comme l’an passé (moins de titres, mais beaucoup de révélations et de lectures croisées).

...

 

Toutes les photos ont été prises à Lugagnac. Saupoudrées d’images découpées dans mon voyage chinois. Je tiens un carnet d’images avec quelques notes dans un autre coin de la Toile. Ce carnet est sur Instagram. Il s’intitule Territoires du Silence.

 

...

 

Voici les auteurs des livres dont sont extraites les citations

 

Les désarçonnés et Une journée de bonheur sont des ouvrages de Pascal Quignard. L’arrière-pays est un recueil en prose d’Yves Bonnefoy. La légende dispersée est le titre que Jean-Christophe Bailly a choisi de donner à sa merveilleuse anthologie du romantisme allemand. Dans Vivre de paysage ou L’impensé de la Raison, François Jullien questionne le lien que les Chinois ont développé avec le paysage. Le géant enfoui est la traduction littérale de The buried Giant, le roman de Kazuo Ishiguro. Mythologies et imaginaire du monde chinois réunit la plupart de mon savoir et de ma pratique du pays chinois.

 

...

 

Je clos ce billet sur des propos de Patrick Chamoiseau. C’est un long extrait d’un entretien, tiré du n°25, intitulé Où vivons-nous ?, de Papiers, la revue de France Culture. Du tombeau du géant de Lugagnac, il fait parabole.

 

(...) la mondialisation, en provoquant le fracas et la mise en contact massive et brutale de toutes les sphères imaginaires, a libéré d’une certaine manière l’individu. Il se retrouve comme le Sapiens primordial. C’est à dire qu’il est confronté à l’énigme, à l’imprévisible de la totalité du monde. Nous sommes à ce moment particulier où la conscience réflexive de Sapiens se trouve brusquement confrontée au fait qu’elle ne peut pas tout comprendre. Elle est tellement terrifiée qu’elle va déployer tous ses symboles, ses systèmes de pensée, ses structures symboliques. Elle va se garder de l’impensable. (...) Aujourd’hui, il y a tellement de voiles autour des cultures européennes et autour de l’Europe elle-même, que lorsque des migrants surgissent, ce sont tout de suite des monstres qui sortent du fond de la galaxie. (...) on a une petite bulle qui s’est desséchée sur elle-même et qui nous protège de la complexité du monde et, derrière cela, de l’impensable. (...) Quand on perd sa mère, c’est comme si brusquement une fenêtre s’ouvrait sur l’en-dehors du réel. On se retrouve devant la béance de l’impensable. Il faut se tenir debout. Les communautés archaïques avaient bien compris que chaque fois qu’une mort survenait, on avait cette béance vertigineuse. Elles avaient donc déployé tout un dispositif rituel autour de la mort. Les plus grands fastes et rituels humains sont organisés autour de la mort, car la mort est le grain de poussière dans la mécanique qui nous préserve de l’impensable.

 

 

 

 

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12 février 2018

#161 Dans le miroir des apparences

 

 

 

 

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18-02-12_Le miroir des apparences (3)

Les nuages, en principe, ne laissent pas de trace.
Gérard Macé, Pensées simples, Gallimard, NRF, 2011

Un peu de lumière s’attarde dans une flaque.
Fragment de ciel oublié dans la saison obscure.

Combien d’anges ont fui
par la fenêtre de la nuit
pour des lointains qu’on ne sait pas ?

Dans les territoires du silence
où nos pensées se recueillent,
nous leur allumons des étoiles,
puis les regardons s’éteindre
dans l’ellipse du chemin,
dans la trajectoire du jour.

 

Plus de deux mois que la pluie s’entête.

Pluies torrentielles

Averses

Pluies éparses

Crachin

Bruine

Nous sommes dans la confusion de la boue et de l’eau. Elles interdisent les chemins. La mare s’est reformée au fond du jardin. Les rivières enflent, débordent même.

18-02-12_Le miroir des apparences (2)

 

Le miroir de l’eau reflète des ciels graves. Des effilochés de nuages sans éclat clapotent dans les flaques.

Sous la pluie fine, les jours collent aux nuits. Le dehors se fait distant, irréel, sitôt qu’on est au dedans. Nous nous faisons otages de la saison obscure.

 

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Par la grâce du destin, pour tromper l’hiver sans fin, je possède un jardin de secours qui est un jardin de pages ; je vis avec une bibliothèque.

Les livres sont attachés à mes pas. Ils m'ont suivie à travers de multiples déménagements jusque dans cette maison où je suis. C’est le lieu le plus spacieux et celui où nous avons vécu le plus longtemps. La bibliothèque y prend ses aises.

Régulièrement nourrie, augmentée de greffes issues d’autres collections, la bibliothèque grandit à la mode des noisetiers et des seringats. Elle buissonne. Là, la littérature, avec toutes ses aires, rangées chacune par ordre alphabétique ; là, le voyage, au bout de la passerelle des littératures asiatiques ; là, la BD et le roman graphique ; là, les livres d’art et les catalogues d’exposition ; là, le domaine asiatique, augmenté des religions, de la culture matérielle, de la botanique, du paysage ; là, les livres d’artistes ; là, la poésie ; là, la cuisine ; là, les dictionnaires ; là, les guides et cartes ; là, les essais et les ouvrages d’histoire. Là là là là.

La vitalité de la bibliothèque n’a cure du temps qu’il fait. Une pile de livres, une autre, et la voilà qui se crée des marcottes en plusieurs points de la maison. Sur les chaises notamment. Sur les tables aussi. Sur beaucoup de surfaces disponibles finalement.

Vivre avec une bibliothèque est un défi permanent. Par moment, il faut faire montre d’un peu d’autorité.

Il y a quelques jours, je mettais un peu d’ordre dans un petit hallier poussé d’une autre époque. Un coin de poésie de la bibliothèque où les effets du temps et les hasards de l’histoire ont précipité les capitales de la Contre-Réforme, l’Europe médiévale et les boudoirs des libertines, les peintures de sable des Navajos et les peintures de rêve des aborigènes d’Australie, les albums souvenirs de mes premières visites en Grèce, en Italie, les bateaux vikings, les Moaï et leurs énigmes, et même Les principes généraux sacrés de l’écriture égyptienne de Jean-François Champollion en fac-simile. J’ai éclairci. Il fallait de la place. Quelques livres ont filé au garage, pour ensuite être acheminés vers des lieux où ils sont revendus avec respect. Je me suis arrêtée sur la couverture d’un album sans titre. La lenteur, le silence, les visages graves encadrés par les capuches sombres trouvaient une résonance dans le ciel lourd du dehors, de l’autre côté de la fenêtre. Jusqu’au corbeau du premier plan, cousin des bandes d’étourneaux qui passent et repassent dans les jours gris.

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La peinture illustre un épisode de la vie de Saint-Benoit. Elle est attribuée au maître du Cloître des Orangers de la Bada de Florence. L’image tranquille a réveillé un été florentin. Août 1983 a rempli l’espace, avec sa compagnie de chefs d’œuvres et le tempo de ses heures de sieste, qui vidaient les rues de leurs passants pour les livrer à l’appétit de mes vingt ans.

L’album est le catalogue d’une exposition qui voyagea à travers le monde à la toute fin des années 1960. Elle présentait au public les fresques de Florence sauvées des ravages de la crue de l’Arno.

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Il advint, à l’automne 1966, qu’il plut tant sur la Toscane que les barrages furent menacés par la pression de l’eau. La tragédie française de Fréjus restait vive dans les mémoires. Pour sauver des vies, il fut décidé de lâcher les eaux. Florence fut engloutie par l’Arno. La crue atteignit la cote de 6,92 m. Cinquante mille personnes se retrouvèrent sans aucun abri. Six mille magasins furent détruits. L’eau stagna pendant deux jours dans la vieille ville. Quand elle se retira, Florence resta figée dans un linceul de boue, empuantie par le mazout échappé des caves inondées. Ses monuments étaient défigurés, des milliers de tableaux, des dizaines de milliers de livres, de manuscrits détruits à jamais. C’est alors qu’un élan de solidarité parcourut l’Italie, puis l’Europe toute entière. On baptisa angeli del fango, anges de la boue, celles et ceux, étudiants pour beaucoup, qui accoururent pour laver l’outrage de l’eau et rendre Florence à la vie.

On s’employa à rendre son éclat au patrimoine de la cité des Médicis. Jusqu’à l’impossible : déposer les fresques des églises pour nettoyer leurs couleurs souillées par les eaux mazoutées. L’impossible eut lieu. Au prix d’un soin infini, les couches de pigments furent décollées de leur support, une technique appelée strappo, et nettoyées. Quelques-unes des fresques miraculées furent emmenées en tournée triomphale à travers le monde. À Paris, elles furent présentées dans les galeries du Petit Palais en 1970. L’exposition de mon catalogue.

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Stupeur et révélations pourrait être le titre du feuilleton des fresques de Florence. Stupeur face à la tragédie de l’eau, à la solidarité des anges de la boue, au tour de force de la restauration des œuvres florentines : un épiderme de couleurs, poudres de pierre, terres pulvérisées, soulevé comme un voile de sa peau souillée et malade, puis collé sur un nouveau support (polyester, fibre de verre, masonite selon), avec ses lacunes, là où le pigment a été rongé. Révélations, car le travail sur les fresques endommagées mit au jour dans le feuilleté des couches picturales le dessin caché qui commandait la composition. Sous l’intonaco, l’enduit sur lequel était exécutée la fresque, on trouva la sinopia, une esquisse préparatoire tracée à la terre de Sinope de la main du maître d’atelier. Dans l’exposition Fresques de Florence, aux côtés de la fresque, avec ses couleurs et ses lacunes, la sinopia était présentée comme son double fantomatique, son âme secrète, offrant au public le frisson subtil d’un voyage au-delà des apparences.

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Dans le second quart du XIVe siècle, Ambrogio Lorenzetti reçut commande pour l’oratoire San Galgano de Montesiepi, près de Sienne, d’une Annonciation. Dans la fresque restaurée, on retrouve les conventions en cours depuis la période gothique. À gauche, l’ange, les ailes encore déployées, se prosterne à genoux, et présente un rameau d’olivier. À droite, la Vierge est debout. La tête penchée, elle écoute en servante du Seigneur le message de l’ange, les mains croisées sur la poitrine.

Sur la photo du catalogue du Petit Palais, l’œil décèle l’ombre d’un homme à genoux derrière l’ange, et dans la robe de Marie un repentir confus. Il devient parfaitement lisible sur la double page suivante, qui reproduit la sinopia de l’Annonciation de Lorenzetti.

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Cachée depuis six siècles sous la couche de couleurs, la sinopia de Lorenzetti répond à une vision de la scène fort différente. Même attitude de l’ange, qui occupe presque le centre de la composition. Mais à l’autre bout de la pièce, la jeune Marie s’est effondrée sur elle-même en entendant ses paroles. De toutes ses forces, elle étreint la colonne qui se trouve derrière elle et tente de se relever. Elle regarde l’ange par-dessus son épaule. Sur son visage, on lit le doute.

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À l’oratoire de Montesiepi, Ambrogio Lorenzetti voulut peindre l’effroi de Marie à l’annonce de l’ange. Qui partageait alors cette vision empreinte d’une empathie inquiète ? Une petite minorité ? Personne d’autre peut-être ? La sinopia fut finalement occultée par la fresque qui la recouvrit. De ce grand bouleversement, il ne fut jamais plus question dans la longue postérité des représentations de l’Annonciation. Le parti du divin, avec ses terrifiants mystères qu’il faut craindre et néanmoins accepter, l’a emporté sur le parti de l’humain et de la fragilité. On n’eut d’yeux que pour les paroles de l’ange. Personne n’aurait rien su de l’intention de Lorenzetti sans les pluies de l’automne 1966. Sans les jours sombres de l’hiver diluvien, l’histoire aurait dormi parmi le hallier de livres à l’abandon de ma bibliothèque.

Et si c’était un message, qu’avait délivré mon jardin de pages ? Il n’est pas inutile de se rappeler que les choses n’ont pas que leur seule tournure visible, et que leur apparence peut n’être au fond que l’expression d’une volonté, ou des circonstances. Que la vérité n’est jamais une, mais le produit de cheminements multiples.

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Tandis que j’écrivais, il a neigé sur fond de ciel laiteux. Le paysage a changé derrière la fenêtre. Tout s’est absorbé dans le blanc de la neige. Et puis, tandis que je relisais, la neige s’est effacée. Dans l’encadrement de la fenêtre, le paysage est revenu avec ses détails. Les creux et l’ombre seuls gardaient de la couche neigeuse quelques poignées glacées.

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Notes pour un hiver pluvieux

J’avais promis de revenir plus vite. C’est chose faite. J’avais annoncé plus de place faite aux lectures et aux pages. Les voici. D’autres sont en magasin. Ce que j’aime dans cette histoire de l’Annonciation d’Ambrogio Lorenzetti, c’est que, si elle est en tout point véridique, elle n’en est pas moins extraordinairement révélatrice du jeu des énigmes indéchiffrées et des architectures secrètes. Je lui épingle la scène finale de The Lost City of Z, un film vu il y a quelque jours. James Gray y met en scène la biographie de Percy Fawcett (1867-1925), un explorateur britannique disparu dans la jungle amazonienne, joué par Charlie Hunnam.

Envoyé à contrecœur cartographier la frontière entre Brésil et Bolivie, Fawcett tombe sous l’emprise de la forêt. En découvrant quelques poteries, il pense tenir les vestiges de Z, une cité disparue, Z comme une histoire à l’autre bout de celle de la société humaine à laquelle il appartient. Hanté par Z, ému par les tribus amérindiennes, Fawcett retourne deux fois en Amazonie, en dépit de son amour pour les siens. Il quitte ses enfants, refuse d’emmener sa femme.

Au troisième voyage, il finit par embarquer dans l’aventure son fils aîné, désormais assez grand pour jouer les compagnons de voyage à ses côtés. On ne sait ce qu’il est advenu d’eux. De cette disparition, James Gray propose une scène chargée d’une tension toute cinématographique. Fawcett et son fils ont été capturés par des Indiens. Face au garçon qui perd peu à peu tout espoir de garder la vie sauve, Fawcett arbore une foi paisible. Quand tous deux sont emmenés au son des tambours vers un brasier qui illumine la nuit, ligotés sur des brancards, à son fils persuadé qu’ils vont mourir, l’explorateur n’objecte pas, il dit dans un sourire que la vie est emplie de mystères. La caméra de James Gray les quitte sur le sourire extatique de Fawcett englouti dans la nuit de l’Amazonie.

Il appartient au cinéma et à la littérature, c’est un de leurs privilèges, de nous embarquer, par-delà les apparences, pour la source des mystères.

D’autres choses sont en préparation. Je vous dirai un peu plus un peu plus tard.

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9 janvier 2018

#160 Écrire est une présence

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Dans un grain de sable pris dans l'ourlet d'un costume d'hiver d'Emma Bovary, dit Janine, Flaubert a vu le Sahara tout entier, et la moindre poussière pesait autant à ses yeux que la chaîne de l'Atlas. Il m'est souvent arrivé de m'entretenir avec Janine de la conception flaubertienne du monde ; cela se passait en fin de journée, dans sa chambre où les notes, lettres et écrits de toute sorte s'entassaient en si grand nombre que l'on était pour ainsi dire immergé dans un flot de papier. Sur le bureau, point d'ancrage et foyer initial de cette merveilleuse multiplication du papier, il s'était formé au fil du temps un véritable paysage de papier, un paysage de montagnes et de vallées qui s'effritait progressivement sur les bords, à la manière d'un glacier ayant atteint la mer, donnant lieu sur le plancher, tout autour, à des entassements toujours nouveaux qui se déplaçaient eux-mêmes, imperceptiblement, vers le milieu de la pièce. Cela faisait déjà des années que les masses de papier qui ne cessaient de croître sur son bureau avaient forcé Janine à s'installer à d'autres tables. Ces tables, sur lesquelles le même processus d'entassement s'était finalement soldé par le même résultat, représentaient pour ainsi dire les âges successifs du développement de l'univers de papier de Janine. Le tapis même avec depuis longtemps disparu sous plusieurs strates de papier, et du plancher sur lequel il glissait sans cesse du haut des tables surchargées, il avait même commencé à remonter le long des murs qui étaient tapissés, jusqu'au sommet de l'encadrement de la porte, de notes et de documents punaisés côte à côte, tantôt séparément, tantôt si près les uns des autres qu'ils se chevauchaient partiellement. Sur les livres également, dans les rayonnages, il y avait des papiers là où il pouvait trouver place, et à l'heure du crépuscule, tout ce papier reflétait la lumière déclinante, comme le faisait jadis, ici même, m’est-il arrivé de penser, la neige dans les champs, la nuit sous un ciel d'encre. 

Sebald, Les anneaux de Saturne

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Déposer un billet au seuil de l’an nouveau est un rite auquel je ne saurai me soustraire. C’est avec une carte de vœux que L’Œil Végétal a commencé. 

Il règne un hiver d’eau, de vent. Le jardin repose avec ses promesses de vie.

Je me hisse sur le palier. Un an a passé ou presque. Je réunis ce temps révolu qui n’est pas si lointain, le temps qu’il fait et le temps qu’il faut, le présent et le peut-être, et j’en fais un bouquet de l’an neuf. Des billets viendront. C’est une promesse.

La lumière est partie habiter un peu plus loin. Quelquefois, le soir, là-bas, un peu de beauté frémit dans un minuscule éclat. Et la nuit vient qui berce le dehors. La terre devient le ciel.

J’allume. J’éteins. Les jours passent. Écrire est une présence.

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Des billets viendront. Je trouverai le temps. Que voulez-vous, quand le jardin ne me tire pas par la manche, je cours des chemins. Je vais où la forêt s’avance. Je gravis des paysages. Je prends leur empreinte.
Je les range sur les étagères de ma mémoire.
Je fais mien le pays où je vis.

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Et puis, il y a les territoires de l’esprit. Je m’égare volontiers sur leurs chemins de traverse. Je l’ai déjà écrit ici. On y trouve tant de choses. Par exemple ceci :

 

la moitié mystérieuse du monde

le cours des pensées

le murmure de la mémoire

des oiseaux effarés

la présence des arbres

la lenteur des choses

la profondeur du temps

des lointains rêvés

la porte de la forêt

des voyages subtils

le grand tohu-bohu

des bibliothèques secrètes

des livres cachés

de vieux chemins

la présence fragile des fleurs

de la poudre d’aile de papillon

l’insignifiance

 

Toutes ces choses, je peux vous les écrire un jour de l’an qui vient. Et ce faisant, imprimer modestement à cet espace un souffle, un minuscule mouvement. C'est plus que suffisant.

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Florilège pour un jardin qui dort dans la saison obscure

Il y a toujours un récit qui m’attend quelque part. Depuis toujours. Il prend le plus souvent la forme d’un livre. Ce sont eux qui me poussent sur les chemins de traverse. Voici ceux de 2017, dans leur ordre d’apparition. Une liste qui commence et s’achève dans une bibliothèque. Sauf quelques exceptions, je n’ai pas fait figurer, ils ne sont qu’une poignée, les livres qui ne m’ont laissé aucun souvenir. C’est une simple liste, pas une bibliographie académique. Je serai heureuse de vous en dire un peu plus si vous le souhaitez.

Vous verrez. Ces livres reviendront à un moment donné dans les prochains billets.

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L'étrange bibliothèque, une nouvelle de Haruki Murakami illustrée par Kat Menschlik. Étrange bibliothèque qui n’est autre qu’une pièce cachée…

Les Anneaux de Saturne, un recueil de promenades de Sebald. Mon compagnon de l’hiver dernier.

Taï-pan, un roman au long cours de James Clavell

Mao, une biographie monument de Jung Chang et Jon Hallyday

Le Livre de Gould, roman en douze poissons, chronique bagnarde et picaresque de Richard Flanagan

Éloge des vagabondes, un herbier vagabond de Gilles Clément

La sagesse du jardinier, un recueil de Gilles Clément qui ne m'a pas fait grand impression

Le poids des secrets, une série de livrets d’Aki Shimazaki autour de la culpabilité et du silence

Retour dans la neige, des nouvelles de Robert Walser

L'humeur paysagère, vagabondages jardiniers et périurbains de Claude Eveno

Le temps, le désir et l'horreur. Essais sur le 19e siècle d’Alain Corbin

Basse langue, une polyphonie poétique de Christiane Veschambre aux éditions Isabelle Sauvage

Îles et continents et autres nouvelles de l’écrivain hongkongais Leung Ping-Kwan

Stalker, le pique-nique borgesien d’Arcadi et Boris Strougatski

Corps subtils, catalogue de la collection Philippe Mons, LaM, Lille, 2013

Journal 1970-1986 d’Andrei Tarkovski, Editions Cahiers du Cinéma, 1993

Miette, chef-d’œuvre de Pierre Bergounioux

Soleil des loups, récits étranges d’André Pieyre de Mandiargues Robert Laffont, 1951

Jardins, exposition et mine jardiniste de la Réunion des musées nationaux, 2016.

Un déluge de feu d’Amitav Gosh qui clôture la trilogie de L’Ibis

Perséphone 2014 de Gwenaelle Aubry au Mercure de France

La retraite sentimentale, une villégiature de Colette de 1957

Le palais de mémoire d'Elise Fontenaille, 2016

Histoire d’Irène, trois façons de vivre libre pour Erri de Luca,.

Papiers #21, juillet -septembre 2017

Le paysage et la mémoire de Simon Schama, compagnon au long cours d’une grande partie de l’année.

Les désarçonnés de Pascal Quignard. Plusieurs fois abandonné et retrouvé.

Une journée de bonheur de Pascal Quignard. Partagée.

Dans ce jardin qu'on aimait de Pascal Quignard. Un révérend, un fantôme et la mélancolie

Quand sort la recluse de Fred Vargas. Et que passent les pensées gazeuses d’Adamsberg

Fortuny à Venise de Xavier Barral i Altet

Vers le phare de Virginia Woolf, dans l’édition légère et lumineuse de Françoise Pellan, publiée chez Gallimard en 1996.

Paysages avec figures absentes de Jaccottet

Odilon Redon botaniste de Robert Coustet, L'éveilleur, 2016

Rosa candida d’Audur Ava Olafsdottir, Zulma, 2010

Pensées simples, « bribes » de  Gérard Macé

Sauf les fleurs de Nicolas Clément, un amour qui tient dans un poing serré

Les Vagues de Virginia Woolf. Dans la traduction de Yourcenar. Chargée.

L’arrière-pays d’Yves Bonnefoy, Poésie, Gallimard

Bout du monde, Carnets du paysage #16

Un livre blanc de Philippe Vasset, Fayard, 2007. Essai d’exploration des blancs laissés sur les cartes.

Le ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras

British Naturalists in Qing China de Fa-Ti Fan

La philosophie du goût champêtre d’Andrew Jackson Downing, éditions Premières Pierres, 2014

La terre et les rêveries de la volonté de Gaston Bachelard

Acide, arc-en-ciel d’Erri De Luca

Le tome 7 du Chat du rabbin de Joann Sfar

Le n°1 de la revue Caravanes des éditions Phébus. Caravanes pour de multiples chemins de traverse découvertes sur les rayons d’une bibliothèque le jour de Noël, grâce au retard d’un train…

Images

1. Montdoumerc un matin d'hiver ; 2. Les platanes à secret de Nègrepelisse ; 3. Le retour à la vie de la Lère morte ; 4. Un chemin de Mouillac ; 5. Un chemin de buis ; 6. Le plan d'une bibliothèque ; 7. Les volumes d'Anselm Kiefer à la Grande Bibliothèque l'hiver 2016.

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14 janvier 2017

#159 Là où vivent les dragons

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Les montagnes en hiver sont lourdes de nuages sombres et épais
l'homme demeure lointain et silencieux.
Guo Xi 

C'est moins de l'eau que je me souviens... que de ce brusque éclaircissement du paysage, cette soudaine éclaircie. Pourquoi donc l'impression nous est-elle donnée de façon plus fatale, plus ample, plus dramatique par n'importe quel ruisseau ou quel fleuve, que par tel lac ou bassin? Car l'horizon d'amont et d'aval est infini, et le mouvement nous rend la chose plus présente, plus actuelle et donc plus touchante, plus sensible.
Francis Ponge, La Seine, La Guilde du livre, Lausanne, 1950

Je ne suis pas de ceux qui restent
La maison le jardin tant aimés
Ne sont jamais derrière mais devant
Dans la splendide brume
Inconnue
Anne Perrier, "La Voie nomade", La Voie nomade et autres poèmes, Œuvres complètes, L’Escampette Éditions, 2008

 

/.. /

Avant de peindre il faut un fond blanc.
Confucius, Entretiens III 8

/.. /

 

17-01-14_Hic_sunt_dracones (2)

 

Nous avons glissé d'un an l'autre dans le blanc mouillé du brouillard. Le brouillard ici est la tragédie ordinaire de l'hiver. Il fige la campagne dans un mutisme frileux. Celui des vivants invisibles aux autres vivants.

Effroi
ou délice.

Par bonheur, le brouillard a desserré un peu son emprise le jour de la première rando de l’année, libérant de la visibilité sur quelques mètres. Avec le grand confort d’avoir des éclaireurs connaissant le chemin, des camarades de cheminement, une parka, des bonnes chaussures et des gants, j’ai pu goûter sans crainte de m’égarer l’expérience mystérieuse du déplacement dans le brouillard. Où l’espace s’efface et se matérialise à mesure qu’on s’y déplace.

...


Derrière, le chemin parcouru s’efface. Devant, l’inconnu où mes compagnons s’avancent et disparaissent, engloutis dans le blanc du brouillard. L’espace se déplace avec le temps du cheminement. Comme une séquence suspendue à ma perception. Comme les jeux du pinceau sur une peinture chinoise que l’on déroule.


Dans Vide et Plein, François Cheng expose ceci à propos des vues d’hiver dans la peinture :

Il existait aux 10e et 11e siècles une école de paysagistes qui se spécialisaient dans ces "vues planes des arbres en hiver" (pingyuan hanlin) ou "paysages d'hiver" (shanshui hanlin). Certains historiens pensent que cette tradition remonte au paysage monochrome des Tang appelés "paysage d'arbres et de rochers" (shanshui shushi) ou encore "paysages avec pins et rochers" (songshi shanshui). Par ailleurs ces paysages sont caractéristiques de la Chine du Nord. Le peintre le plus représentatif de ce type de paysage est Li Cheng (919-967), un artiste dont l'œuvre est définie en ces termes par Guo Ruoxu :
"L'atmosphère générale comporte solitude et détachement, des bois brumeux, un espacement pur; sa pointe est fine et distinguée, et son utilisation du pinceau, exquise et subtile."

Solitude et détachement. Sur l’écran du brouillard, le paysage se réduit à leurs notations empreintes de mélancolie.

/.. /

Un séchoir à maïs inutile
Des piquets oubliés
Un arbre dépenaillé par une tempête passée
Un troupeau assoupi
Une tâche abandonnée

/.../


Rien.

Une ellipse poétique.

De l’innocence.

...

 

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Rien ne bouge en apparence. Pas une ombre, pas un souffle. Tout autour, on entend bruire des choses invisibles. Pépiement, plainte, frôlement, goutte.

...

Si rien n’a poussé, rien n’a été oublié dans le périmètre visuel immédiat, on se trouve à contempler le vide dans le blanc du brouillard. Comme dans une peinture chinoise de paysage. Dans Vide et Plein encore, François Cheng rapporte que le peintre Wu Daozi, d’après la légende, disparut dans la brume d'un paysage qu'il venait de peindre. À la p. 52 du livre, il en dit un peu plus sur le recours à l’invisible dans l’art du pinceau :

Dans la représentation des formes par le Trait, une notion importante est celle de yin-xian "Invisible-Visible". Elle s’applique surtout à la peinture paysagiste où l’artiste doit cultiver l’art de ne pas tout montrer, afin de maintenir vivant le souffle et intact le mystère. Cela se traduit par l’interruption des traits (les traits trop liés étouffent le souffle), et par l’omission, partielle ou totale, de figures dans le paysage. On fait souvent appel à l’image du dragon évoluant dans les nuages pour suggérer le charme du yin-xian […].

 

Le frisson du yinxian. Effroi ou délice. Abime ou vertige. Dans le blanc du brouillard un dragon dort sur un insondable mystère. Dans son rêve, il retient toutes les combinaisons, toutes les potentialités de toutes les figures. Les racines cachées, les mécanismes secrets, les correspondances.

 

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Je marchais avec le groupe de rando de devant. Je me fais rattraper par les retardataires. Jacques jette un coup d’oeil vers la direction dans laquelle je viens de prendre une photo. « Il n’y a rien. Tu photographies le brouillard à présent ?! ». Il se moque. Je ne dis mot du monstre qui dort dans le blanc du brouillard. Par chance, voilà Solange, qui est en veine de confidence. Dans son jardin, elle a une magnifique collection de poules dont elle est très fière. Elles sont en résine. On jurerait des vraies. L’hiver, elle préfère les rentrer. Avec la résine, on ne sait jamais.

À la saison, je rendrai visite au jardin de Solange. Pour l’instant, j’ai le goût de l’invisible sur la langue, qui se mélange à celui de l’inconnu. Devant moi, le blanc du brouillard pose un doigt devant sa bouche. Le silence de l’inconnu. Une pensée s’envole vers Henri Mouhot, vers les coureurs de steppes et de forêts, et vers tous ceux qui se sont faits aspirer vers les périphéries non explorées du monde connu.

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Hic sunt dracones.
Ici sont les dragons, écrivaient les cartographes autrefois sur les tâches blanches des cartes.

 

« Au 19e siècle, la terre était effrayante, mystérieuse, inconnue. » C’est l’historien Alain Corbin qui parle. Sur France Culture. Un podcast enregistré à l’occasion de la parution de son Histoire du silence. Alain Corbin est un historien du sensible, l’historiographe scrupuleux de ce que l’histoire ne prétend pas retenir. Le non écrit des humbles. Le silence entre les lignes du quotidien.


« Il y avait des tâches blanches, poursuit Alain Corbin, on n'était jamais allé aux pôles, et donc il y avait des formes de silence. (...) La terre était effrayante, épouvantable au 19e siècle ! Il y a au contraire un retournement aujourd’hui, qui dit que la terre est menacée. C’est l’homme qui la menace. L’anthropocène. Au 19e siècle, il y avait des fauves épouvantables et les forêts étaient peuplées de monstres »

 

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Hic sunt dracones
. Ici sont les dragons.

 

(...) « il y a un silence que j'ai oublié au 19e siècle, reprend Alain Corbin dans l’émission sur le silence, c'est le silence des aéronautes. Des gens qui montent en ballon à plusieurs milliers de mètres et qui ont décrit leurs impressions. Je pense à Camille Flammarion dans son ouvrage intitulé ´Voyages aériens'. Le plus frappant pour lui, c'était de nouvelles textures des silences. Des silences qu'il n'avait jamais éprouvés sur la terre. Après que les bruits de la Terre se soient estompés au moment de l’ascension, et ensuite, à très haute altitude, des bruits totalement inconnus. J’aurais du leur consacrer un chapitre dans mon livre. Bien sûr, l’avion va bouleverser tout ça… » 

 

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Je presse le pas. Je me suis trop attardée. Le groupe de rando est loin devant. Dans le blanc du brouillard, j’entends pourtant ses éclats de voix. Ils semblent progresser au-dessus de moi. Ah, voilà, c’est le chemin qui monte et s’élève au-dessus du verger de noyers en contrebas. Dans ma poche, l’absolue liberté d’imaginer ce qui dort dans le blanc du brouillard. Délice ou désolation. Abîme ou vertige.

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...

Mais voici qu’approche une barque vagabonde.

« Souvent, lorsque les brumes matinales se déchirent sur les beaux fleuves qui sillonnent la Chine, on voit s'avancer lentement une jonque qui semble glisser sur le brouillard. On aperçoit d'abord sa proue dorée et pourpre qui se bombe en forme d'animal, licorne ou dragon, cigogne aux ailes éployées, ou tête géante de poisson, dont les yeux écarquillés symbolisent la vigilance. Puis la voile en paille de bambous, plissée comme un éventail, se déploie largement sur le ciel nébuleux. Une grande cabine se dresse sur le pont ; ses murs extérieurs sont revêtus d'un treillis peint en vert clair, et à ses angles sont accrochées de grosses lanternes et des banderoles de soie. Le toit plat de la cabine forme une sorte de dunette ou de terrasse entourée d'une légère balustrade. Le bateau passe, et laisse voir son arrière carré très élevé au-dessus de l'eau et fouillé de sculptures peintes et dorées. »
J’ai le temps d’admirer ces boiseries sculptées qui ornent la poupe. Les mêmes que celles vues aux poutraisons des temples et demeures patriciennes lors du voyage en Chine du sud, il y a à peine plus d’un mois.
Judith Gautier est l’auteur de ces lignes.

 

La barque s’éloigne, et puis elle disparaît, happée dans les rêves du dragon qui dort dans le blanc du brouillard...

...Là où rêvent les dragons.

 

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Notules désabusées prises pendant la saison des brouillards au jardin paisible

En découvrant le phénomène du déplacement dans le brouillard, je n’ai pu m’empêcher de penser à Tlön. Tlön est une des Fictions imaginées par Jorge Luis Borges. Un monde fictif totalitaire créé et entretenu par « une dynastie dispersée de solitaires », qui finit par infiltrer, puis envahir la réalité de notre monde. L’analogie est troublante. Pour les idéalistes de Tlön, « le monde est successif, temporel, non spatial » (…) et « les hommes de cette planète conçoivent l'univers comme une série de processus mentaux, qui ne se développent pas dans l'espace mais successivement dans le temps. » Selon la géométrie de Tlön « l'homme qui se déplace modifie les formes qui l'entourent. »  Il existe des produits de la distraction et de l'oubli appelés hrönir. Au moment où une chose est perdue, elle apparaît spontanément ailleurs, quelque part dans l’univers de Tlön. Les choses « ont aussi une propension à s'effacer et à perdre leurs détails quand les gens les oublient. » Intitulée Tlön Uqbar Orbis Tertius, la nouvelle s’achève sur la dislocation de la réalité et la réécriture de la science et de l’histoire selon les lois de Tlön. « L’humanité oublie », soupire le narrateur, « enchantée par la rigueur » apparente de Tlön, elle « oublie qu’il s’agit d’une rigueur de joueurs d’échecs, non d’anges ». Abîme ou vertige.

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Vide et plein de François Cheng est paru au Seuil en 1979. Un peu plus tard, dans un autre ouvrage consacré à la beauté, il traduit yin-xian par "caché-manifesté".

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Hic sunt dracones. Il y a longtemps que je voulais faire une place à cette mythologie des cartographes. Parfois, ce sont des lions, ou des tigres. Le discours d’Alain Corbin sur les espaces inconnus au 19e siècle m’en a fourni l’occasion. Il y a un lien dans le texte avec le mot « podcast », qui permet de l’écouter.

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Judith Gautier (1845-1917) attendait aussi depuis longtemps son tour dans le boudoir de L’Œil Végétal. Fille de Théophile, elle est une figure clef des passeurs de Chine et d’Orient que Victor Segalen admirait beaucoup. Ici, on peut faire plus ample connaissance avec sa vie et son œuvre. L’extrait de la barque a été pioché sur ce rayonnage, parmi les ouvrages de la merveilleuse bibliothèque numérique Chine ancienne. Il est tiré d’un ouvrage intitulé Les peuples étranges. Les Chinois.

 

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29 décembre 2016

#158 L’inconnu de Hong Kong Park

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Tu sais ce qu’est une histoire ? Une métaphore enrichie. Nous vivons dedans. Nous vivons dans ce tourbillon d’histoires écrites par des scribes cachés.

[…]

Nous nous représentons la mémoire comme un disque dur, et à certains égards elle s’en approche, mais elle en est aussi très éloignée. C’est un plateau et un metteur en scène, et avec le temps la pièce change, les personnages évoluent, mais c’est une drôle de pièce parce que nous perdons de vue ce que ces personnages étaient pour nous jadis. La mémoire n’est pas statique mais en mouvement, et parce que nous sommes des passagers sans cadre de référence, le mouvement est imperceptible, si bien qu’à n’importe quel point donné du temps, tout ce que nous avons est un ensemble de souvenirs, qui appartiennent au présent immédiat et non au passé. J’ai lu quelque part les propos d’un chercheur expliquant ceci : chaque fois que nous nous remémorons une chose, notre futur souvenir d’elle change, comme si nous réécrivions le souvenir ou le remplacions par un nouveau souvenir après chaque emploi d’un palimpseste en usage.

Zia Haider Rahman, À la lumière de ce que nous savons, traduit de l’anglais par Jacqueline Odin, Christian Bourgois, Paris, 2016

 

I was waiting for you.
Je vous attendais.

 

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L'homme est un parfait inconnu. Il se tient au débouché de l'escalier que je viens d'emprunter. Ce pourrait être le début d’une histoire. L’homme est vêtu d’un pantalon en lainage, légèrement trop court, d’une veste un peu trop grande sur un torse maigre. Il est coiffé d’une casquette à carreaux. Il retire poliment sa casquette quand il s'adresse à moi. Son visage est marqué par les années, mais je ne peux lui donner d'âge. Il n’est pas beau, il est plein de charme, son sourire le dit avec assurance. Il répète avec une sorte de douceur bienveillante : je vous attendais. Je lui rends son sourire, et les mots s’échappent de ma bouche comme des bulles, presque malgré moi : c’est une si belle journée !

Il fait bon en effet. Dans les 25 °. En contrebas de la passerelle vitrée, le trafic est peu dense sur Queensway. J'effectue mon premier palier en direction de Victoria Peak. En face, dans l'étroite échancrure entre deux tours de Central District, un ruban de forêt tropicale. Dans l'air flotte le parfum miellé de l'arbre aux orchidées. Ses grandes fleurs exotiques ont accompagné tout mon voyage. Je gravis une terre bénie des botanistes.

Il ne reste que quelques heures mais qu'importe. Le temps est là qui se dilate, grâce à ce monsieur d'un certain âge et d'une extrême courtoisie. Il n'est pas pressé. La porte du temps est grande ouverte. Elle baigne dans cet après-midi lumineux et splendide. La lumière des jours courts de l'hiver magnifiée par la mer. C'est un sentiment formidable, éclatant, grand, de se tenir campé dans cet encadrement de la porte du temps. Derrière, tout est posé à sa juste place. Dans le temps passé on ne peut plus rien bouger. Devant, c'est devant. On ne peut rien distinguer que des ombres furtives dans l'intensité de la lumière. Ce n'est donc que cela, la destinée ?

 

Il y a donc ce monsieur qui me tient poliment la porte du temps. Je me trouve un peu en contrebas dans l'escalier. Nous échangeons quelques politesses de plus. Le monsieur est britannique. Nous ne nous connaissions pas, mais nous savons pertinemment l'un comme l’autre pourquoi nous nous trouvons sur ce passage dans cet après-midi de décembre. À gauche, au-delà des voies express de Queensway, des passants disparaissent sous les arbres de Hong Kong Park. Sur la droite, des nacelles descendent le long des parois de verre de la Banque de Chine. Le verre et l'acier font des éclats de lumière qui éclairent curieusement des coins du parc. Là-haut le ciel est loin. Gratté par les tours orgueilleuses de Central District.

 

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L’ai-je rêvé ce moment ! Retourner en Chine après tant d’années, trois petits tours, loin de Pékin, revoir les amis lointains, et puis s'en vont en passant par Hong Kong. Je suis exactement au rendez-vous de ce rêve. Je l'ai réalisé. Je le porte sur mes épaules et en dedans de moi tandis que je me tiens sur l'avant-dernière marche d'un escalier de Central District. Sur l'île de Hong Kong. En territoire spécial et dans la tiédeur d'un après-midi de l'Avent sous les tropiques. Il sera Noël dans dix jours. En face de moi, le monsieur britannique recoiffe sa casquette à carreaux.

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Dans mon dos, il y a la trace de mes pas dans la poussière des souvenirs. Il y a quelques minutes j'ai embarqué sur le Star Ferry à Kowloon. Comme la dernière fois, il y a vingt-cinq ans. Deux jours auparavant je débarquais à Hong Kong d'une des trois navettes quotidiennes en provenance de Nansha, à quelques îles en amont du delta, mais en République populaire. Un peu plus tôt dans le temps je me trouvais au point le plus au nord de ce voyage : Ruijin, là où est née la dynastie rouge de la Chine pop, le berceau de sa légende. Aux confins des provinces du Fujian et du Jiangxi. Débarquée à Canton dix jours plus tôt, au beau milieu d'une éclaircie dans une averse furieuse. Les banians, les camphriers, les sterculiers, les gouttes et les flaques, et le bon goût de la cuisine à la volée des rez-de-chaussée sur rue, des tabourets. Un chapelet de jours au Fujian en longeant les contreforts des Nanling. Un autre dans le chaos urbain du delta de la rivière des Perles. Une errance dans l'anthropocène. Cette nuit, ce sera fini, je décollerai pour la France. Je reprendrai la route des voyages de bibliothèque. Les sentiers qui bifurquent de mes livres chéris. Cette nuit, je survolerai Vologda sur la route entre Hong Kong et Paris.

Il y a quelques semaines, Google Map m’a dit qu'il y a 3842 km entre mon village du Quercy et Vologda. Il faut 38 heures pour couvrir le trajet en voiture. L'itinéraire traverse l'Allemagne, la Pologne, la Biélorussie. Il y a des travaux sur la dernière portion du parcours. 

Apollo Korzeniowski a dit à son fils Conrad : c'est un livre sur les destinées dépaysées, sur des individus expulsés et perdus, sur les éliminés du sort, un livre sur ceux qui sont seuls et évités. C’est à propos des Travailleurs de la mer qu'Apollo Korzeniowski a dit cela à son fils Conrad, quand ils étaient en exil à Vologda. Je l'ai lu dans Les Anneaux de Saturne de Sebald, le piéton du Suffolk, promenade V. Sur mon téléphone cellulaire, j’ai cherché la position de Vologda, et j'en ai fait une capture d'écran que j'ai enregistrée avec d’autres, prises en basculant en mode StreetView. Il y avait des gens le jour où la caméra de Google est passée à Vologda. Cette nuit, je survolerai cette ville où je ne suis jamais allée et qui est quelque part dans la mémoire de mon téléphone.

Dans mon téléphone sont également enregistrées toutes les positions des étapes du voyage accompli loin de Pékin. Plus la mémoire de chaque photo, qui garde le lieu et l'instant. La mémoire de l'appareil est saturée par toutes ces données. De Hong Kong, il ne veut plus rien photographier.

 

Mon téléphone ne gardera aucune trace de ce moment à l'entrée de la passerelle qui conduit à Hong Kong Park. Je suis sur l’avant-dernière marche d'un escalier, tandis qu'un monsieur britannique me tient en anglais la porte du temps.

I was waiting for you. Je vous attendais.

Et puis ça y est, je me décide sans réfléchir à briser le moment de grâce, à rejoindre les ombres furtives du parc. Je m'élève sur la dernière marche. Dans une parfaite symétrie, l'homme s'efface pour me laisser passer. Il dit : au revoir, à la prochaine fois.
Il ajoute aussitôt : I’ll be waiting for you. Je vous attendrai.

Je réponds : I'll be there. Nous échangeons un sourire entendu. Sans me retourner, je m’engage sur le chemin qui descend sous les arbres de Hong Kong Park.

 

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Notules

Je pose ce court récit en guise de cadeau de fin d'année. Ce sera ma carte de vœux pour le Nouvel An. Il va sans dire que tout, dans cette histoire, est rigoureusement vrai.

C'est une manière aussi de dire que l'histoire continue avec L'Oeil végétal. Plus que jamais. Entre autres raisons parce que ce blog est un espace de liberté. Je fais le vœu d’y déposer plus souvent des billets. Des soucis et des questions ont perturbé le cours des publications cette année. Les premiers sont réglés, les secondes n’ont pas toutes trouvé de réponse. Mais on avance très bien avec des questions.

Les photos ont été prises avec les nouveaux compagnons de route de 2016 : un téléphone cellulaire, dont il est question dans le billet, et qui est un iPhone 5s, et un appareil photo, qui est un E-M5 de marque Olympus. Je le recommande chaleureusement. Les textes et mises en page des billets restent réalisés dans l’environnement de Windows, Windows 10. Une bonne partie du temps en 2016 s’est passé à vouloir régler le ballet entre l’iPhone et le PC. La sagesse m’a finalement poussée à renoncer. Le reste du temps disponible s’est écoulé entre la lecture, le jardin et les échappées. Il en est résulté une montagne de notes qu’il me faut éditer. On avance moins bien avec une montagne qu’avec des questions. En tout cas, on n’avance pas vite. Alors voilà, comme on dit tout le temps, L’Œil végétal aujourd’hui, c’est un espace où on avance lentement avec des questions. Et c’est très bien comme ça.

Légendes : après moult hésitations entre illustrations et extrapolations, j’ai opté pour les premières. Toutes les photos ont été prises à Hong Kong autour du moment de ce récit. La photo de la femme qui s’appuie à la rambarde au-dessus d’une voie express est à quelques mètres de l’escalier de la rencontre. Sur la dernière photo, on observera l'étrange phénomène de reflets lumineux projetés par les parois de verre des tours.
En dernier lieu, cette histoire de Vologda, avec les captures d’écran, et la couverture du livre de Sebald où ce lieu a été puisé.

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27 octobre 2016

#157 Le cheminement

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Je ne fais jamais rien qu'à la promenade, la campagne est mon cabinet ; l'aspect d'une table, du papier et des livres me donne de l'ennui, l'appareil du travail me décourage, si je m'assieds pour écrire je ne trouve rien et la nécessité d'avoir de l'esprit me l'ôte. Je jette mes pensées éparses et sans suite sur des chiffons de papier, je couds ensuite tout ça tant bien que mal et c'est ainsi que je fais un livre. Jugez quel livre ! J'ai du plaisir à méditer, chercher, inventer, le dégoût est de mettre en ordre ; et la preuve que j'ai moins de raisonnement que d'esprit, c'est que les transitions sont toujours ce qui me coûtent le plus : cela n'arriverait pas si les idées se liaient bien dans ma tête.
Jean-Jacques Rousseau, « Mon portrait », in Les rêveries du promeneur solitaire, Gallimard, 1972.

 

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Tout autour de moi 
regards allumés 
lecteurs affamés 
dégageant les sources 
filons et fumées 
Odorante et vive 
entre les pierrailles 
j’étale mes lèvres 
en dressant mon casque 
pour te murmurer 
botaniste en herbe 
les secrets du vent 
sortant des fissures 
après son passage 
au creux du torrent.

///

La vie s'est arrêtée
dans la bulle de silence
où roulent les cailloux
parmi les racines
l'horizon double

Michel Butor, L'Horticulteur itinérant, 2004

 

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L’automne, soudain. L’horizon est jaune de cadmium. Avec quelques rousseurs. Et le ciel des feuilles s’efface. Quelque chose s’en va pour toujours.

 

Il a plu. Un long baiser du ciel à la terre. Enfin. L’avons-nous attendue, cette eau ! Il fait des saisons étranges. Il faut composer. Ce n’est pas commode, mais nous n’avons guère le choix.

 

Déjà, j’apprends à marcher. À penser avec les pieds. À cheminer.

 

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Pour cheminer, il y a, dans la campagne où je vis, un vrai butin de chemins. Une géographie de traverses, cachée dans la doublure des terres cultivées. Tout un réseau, tatoué sur les causses, empreinte d’une vie désertée. Une vie négociée pierre à pierre dans un temps pas si lointain, mais si différent de celui de maintenant. Des pierres, il y en a tant et encore. La terre n’en finit pas de les régurgiter. À certains endroits des machines les réduisent en farine. De la farine de pierre mêlée à la terre.

C’est pourquoi, le long des chemins d’octobre que je goûte après ceux de l’été, il y a aussi des châteaux, des gariottes et des pigeonniers. Des puits et des fours à pain. Et des murets, des rubans de murets par milliers. C’est eux qui saisissent le promeneur en premier, incrédule devant tant d’efforts finalement abandonnés. Le tribut visible d’une agriculture héroïque. Qui arrachait à la terre son pain quotidien au prix de travaux démesurés, et se refilait la dernière couenne du dernier cochon tué, qui faisait la tournée des marmites voisines. Aujourd’hui, c’est ruine, et la garrisade du chêne pubescent, du genévrier et de l’épine-noire. Ou la pelouse piquée de buis. Ou la forêt de chênes, frangée de l’alisier et du cornouiller mâle. Une forêt rudérale et chuchotante. Une zone incertaine, où sourd le même air de mélancolie que dans certaines périphéries urbaines. La part humaine en plus ténue.

 

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C’est dans ce souvenir de campagne que j’apprends à marcher. Avec des compagnons qui se nomment Evelyne, Catherine, Aline, Jacques, Paul, Lucette. André qui fait des vers. Solange qui herborise.

Dans cette république voyageuse modeste et temporaire, on embarque avec une paire de jambes équipées de chaussures, une économie de mots et une contribution symbolique. L’objectif est de pratiquer une brèche d’une paire d’heures chaque mardi pour accomplir une boucle dans les profondeurs cachées de la campagne. Descendre et monter dans les marges par des chemins singuliers. Un coup ici, un coup là, un coup là-bas. Chaque lieu avec son éclaireur pour guider la troupe.

 

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Je voudrais peindre notre équipée. Tantôt les arbres, tantôt le ciel. Tantôt loin, tantôt près. Je voudrais restituer à ces itinéraires leur trajectoire, dans toute sa dynamique spirituelle et sensible, l’invisible avec le visible. Comme les cartographies mystérieuses des vieux brûle-parfums chinois. L’armoise qui se consume doucement. Ses volutes qui s’élèvent et se dissipent à travers les replis de bronze ou d’argile d’une miniature de montagne. Ou comme les cartes géographiques taillées dans le bois flotté que Gustav Holm a recueillies au Groenland oriental en 1884. Elles sont l’incarnation d’un système spatial, celui des Inuit, qui évolue en permanence pour être fonction du déplacement, de la position du locuteur. L’espace changeant du monde nomade, qui embrasse les côtes, les fjords, les îles, Pour être lu, le morceau de bois doit être tourné au fur et à mesure. Comme on déplie une carte dans la voiture sur les genoux. Quand les Inuit disent « je », le pronom personnel, qui se prononce uvanga dans leur langue, ils disent « mon ici tout près ».

 

Avec l’équipe de rando, on accorde les ici. Le pas se règle sur les affinités. Ceux de devant s’arrêtent pour que remontent ceux de derrière. Nous le savons, le monde est vaste à l’extrême. Nous n’en verrons pas tous les trésors. Nul n’est besoin de presser la marche.

 

Nous marchons donc en l'honneur de l'instant.
Deux heures, chaque semaine, à hauteur d'homme.
Et le reste du temps attend.

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Notule

Longtemps, j’ai eu le goût de voyager. Ces dernières années, j’ai développé le goût de jardiner. Le goût de cheminer, je le découvre l’âge aidant. La littérature et le paysage m’ont donné l'envie d’emprunter les chemins.

Ce sont des activités qui intéressent différentes régions de l’esprit. Cheminer fait les pensées fluides, jardiner les concentre. Au point parfois qu’elles deviennent crampon et font tourner bique. L’œil du jardinier peut ralentir le randonneur, jusqu’à l’empêcher d’atteindre son étape. Je souris quand j’entends Gilles Clément, le jardinier philosophe, s’exclamer :

« Alors moi, je ne marche pas ! Parce que j'arrive pas !!! C'est que je suis arrêté par une plante, par un papillon, je prends une photo… C'est impossible ! La randonnée pour moi, c'est une marche forcée ! Donc je ne marche pas. » (voir ici pour les circonstances de cette exclamation, où l’on entend par ailleurs David Le Breton, anthropologue et sociologue, faire au contraire l’éloge de la marche).

C’est précisément à cause des plantes et des papillons que j’ai entrepris la rando en équipe. Jardiner et cheminer sont des activités paradoxales. Il y a du sel dans l’intitulé choisi par Michel Butor pour son recueil de poèmes publié chez Léo Scheer en 2004 :  L’horticulteur itinérant. Surtout venant d’un ancien des Cahiers du Chemin de Gallimard.

Herboriser est un autre compromis possible. C’est l’école du promeneur solitaire Jean-Jacques Rousseau. On reconnaîtra une herborisation clandestine parmi les photos prises en chemin.

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Je termine sur un tableau où figurent des documents en rapport avec ce billet. En 1, une capture d’écran de mon téléphone cellulaire où apparaît une séduisante proposition des big data au dilemme du randonneur jardinier : un bureau de jardin mobile. Oui ! Produit par les algorithmes à la publication du billet de L’Œil intitulé Pose-plumes. Ah ça ! J'ai drôlement rigolé ! En me demandant comment pareille combinatoire était possible avec un billet qui n'avait d'autre texte que son titre. D'autant qu'aucune image n’est associée à ce mobilier inédit. En 2, mon exemplaire défraîchi des Rêveries de Rousseau. C’est une édition passionnante, avec tout un appareil de notes, chronologie, textes établi par S. de Sacy pour Gallimard en 1972. Je reviendrai très certainement sur ces écrits plus tard.

En 3 apparaissent les dessins des cartes inuit de Gustav Holm. Celle du centre représente les côtes. Il faut faire tourner le morceau de bois à mesure de la lecture de la carte. Le dessin de droite représente la carte des îles, qui doit pouvoir s’ajuster dans celle des côtes du continent. C’est une illustration d'une conférence de Michel Perrot sur la perception de l'espace chez les Inuit. Elle est reproduite dans les Carnets du paysage n° 12, automne 2015. L’ustensile en n°4 se trouve en ma possession. Il m’a été vendu pour un picoutraou. Terme du patois quercynois dont je n’ai trouvé nulle trace. En tout cas, il servait bel et bien autrefois à véhiculer lard et couenne d’une marmite l’autre.

 

Dans L’Œil, on peut sustenter en d'autres endroits une curiosité pour les trajectoires, chemins et leur perception dans l’espace.

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3 octobre 2016

#156 Dans l’épaisseur du silence

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Je vis en levant les yeux, dans la pénombre, sur la cheminée, la petite collection composée de sept boîtes de bakélite aux formes variées, pas plus hautes que deux ou trois pouces, dont chacune contenait, comme je le constatai en les ouvrant une à une à la lumière de la lampe, les restes d’un des papillons de nuit dont Austerlitz m’avait dit qu’ils avaient trouvé la mort ici, dans sa maison. Je fis glisser le contenu de l’une d’elles de son récipient de bakélite dans la paume de ma main droite, petite créature impondérable couleur d’ivoire, dont les ailes repliées étaient tissées d’on ne sait quelle matière. Ses pattes, recroquevillées sous son abdomen couvert d’écailles argentées, comme si elles avaient tenté de fuir un ultime obstacle, étaient si ténues que j’avais du mal à les distinguer.
W.G. Sebald, Austerlitz, trad. de l’allemand par P. Charbonneau, Babel, 2002.

Deux matelots s’étaient noyés, leurs corps n’avaient jamais été retrouvés et ils étaient allés rejoindre la foule des marins qui errent au fond de la mer, se plaignant entre eux de la lenteur du temps, attendant l’appel suprême que quelqu’un leur avait promis en des temps immémoriaux, attendant que Dieu les hisse vers la surface et les attrape dans son épuisette d’étoiles, qu’il les sèche de son souffle tiède et les laisse entrer à pied sec au royaume des cieux, là, il n’y a jamais de poisson aux repas, disent les noyés qui, toujours aussi optimistes, s’occupent en regardant la quille des bateaux, s’étonnent du nouveau matériel de pêche, maudissent les saloperies que l’homme laisse dans son sillage, mais parfois aussi, pleurent à cause de la vie qui leur manque, pleurent comme pleurent les noyés et voilà pourquoi la mer est salée.
Jon Kalman Stefansson, Entre ciel et terre, Gallimard, 2010.

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Six mois sans venir. C'est beaucoup.

 

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Allez, je rouvre tout grand la porte. Finie, la dormance ! C’est qu’il y en a, de la poussière là-dedans… C’est incroyable, la capacité de la poussière à s’inviter. À être là, à poudrer, à voiler, à tout recouvrir de son film impalpable, et poudré, et diapré. On se demande d’où ils sortent, ces grains, ces grains de poussière. Par quoi ils sont fabriqués. Le pollen. Les toiles d’araignée. Les pas dehors-dedans, dedans-dehors. Comment ça se mélange, aujourd’hui-hier, comment ça fait cette couche de poussière, hier-aujourd’hui, comment ça fait ces téguments.

 

Demande à la poussière, elle te dira le temps, le temps qui passe. Forcément. La poussière est la trace de son pas, déposée dans l’épaisseur du silence. Dehors-dedans, furtif et discret si l’on n’y prend garde, soit la plupart du temps. La poussière trace le relief des jours. Elle se musse dans l’intervalle de l’ombre, amasse dans les coins de maison où les épeires tricotent, imperturbables, la portée des vingt-quatre heures de la journée. Où ‘vrrrttt’, un papillon de nuit prend ses ailes dans les fils du matin. Et ‘frrrrr’, meurt dans la voile de l’araignée. On est sans arrêt témoin de ces menus accidents, séquelles – tout de même – de la collusion de la nuit et du jour. Toujours à contretemps.

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La poussière est la laisse des jours. Comme la laisse de mer sur la plage, il y a des choses dedans. Un minuscule archivage qui craque, vole, se poursuit à notre insu, une mémoire qui s’émiette sur le rebord de la fenêtre. Un palimpseste indéchiffré. Ici, dans la campagne, dans l’été, ce sont des ailes, des rostres, des carapaces d’insectes recroquevillés, des touffes de poils, des cheveux, des rognures ou des chiures, on ne sait, personne n’a cure, du bourrier, des insectes morts, rôtis sur la lampe, odeur de protéine mêlée à des brisures de feuilles, à des herbes fanées, de la brindille, de la paille. Un capricorne, un sphinx, une nymphe au corps de feu, de la mythologie de prairies et de pelouses. Des samares, des siliques, des cupules, des akènes, des reliques des liturgies végétales, Ailleurs, c’est un peu de sable, un rire porté par la fenêtre entrebâillée, le menuet d’un crabe dans une flaque de mer. Des mots qui flottent sous les paupières à l’heure de la sieste. La chair offerte d’une figue. Un dahlia éploré. Un hamac suspendu dans le ciel tiède de l’été. La gaine bronze d’un lézard qui se coule dans l’ombre du volet. Dans la seconde il disparaît. Avec d’autres fragments menus, portés par d’inconnus desseins. Qu’il me plaît d’imaginer.

 

Mais poursuivons.

Et n’oublions pas d’aimer les étoiles.

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Notules

Pour cet éloge de la poussière, je suis redevable de l’image de la laisse, la laisse de mer, à un court vagabondage autour de l’estuaire de la Loire en juillet et aux Carnets de la côte d’Opale de Nadine Ribault. Une lecture ébouriffante comme une promenade en bord de mer, poétique comme le livre d’heures d’une dame de cour japonaise, ou le recueil de notes d’un lettré chinois vagabond. Hautement recommandables, ces pages ont été publiées en 2016 par Les éditions Le mot et le reste. On goûtera le sel du rapprochement.

Les photos sont un avant-goût des futures relations de mes chemins buissonniers. L’ombre de L'Attente du musée Bourdelle de Paris, et celle d’un autre bronze du sculpteur au musée Ingres de Montauban, des fillettes inconnues sur les plages de Pornic et de La Bernerie, une affiche de Gérard Philipe découverte à travers une vitre cassée de Lacapelle-Marival, les nuages porte-graines de mes anémones du Japon et un amas sur le toit du garage, des ombres et un peu de sable de la Gimone sous les bambous du jardin de la poterie Hillen.

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29 mars 2016

#155 Le rendez-vous du cerisier

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J’ai lu bien des choses et peu de choses me sont arrivées.
Jorge Luis Borges

C'est quand même beau, un livre, pensé pour être tenu dans les mains, pour tomber sur les genoux quand on s'endort, pour être lu dans un sofa, un train, une barque, là où il n'y a aucune prise électrique, qui se souvient par la fatigue de ses pages du nombre de fois où l'avez feuilleté, ou, à l'inverse, demeurant tout rigide, vous rappelle que vous ne l'avez pas encore lu.
Umberto Eco, Libération 21 mars 2002

Silence. Il y a des entités, des choses incorporelles, ayant une double vie, laquelle a pour type cette dualité qui ressort de la matière et de la lumière, manifestée par l’ombre et la solidité. Il y a un silence à double face — mer et rivage, corps et âme. L’un habite les endroits solitaires, nouvellement recouverts par l’herbe ; des grâces solennelles, des réminiscences humaines et une science de larmes lui ôtent toute terreur : son nom est : « Non ! plus. » C’est le corps du silence ; ne le redoute pas ! Il n’a en soi de pouvoir mauvais. Mais si quelque urgent destin (lot intempestif !) t’amène à rencontrer son ombre (elle innomée, qui, elle, hante les régions isolées que n’a foulées nul pied d’homme), recommande ton âme à Dieu.
Edgar Allan Poe

 

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Je suis tout étourdie. Après toutes ces semaines de silence. Les fleurs sont dans les arbres. Il est temps de revenir.

Après tout, le déserteur, ce n’est pas moi, c’est l’hiver. Il n’est jamais venu. Quelques morsures de froid, du givre à peine, ni glace, ni neige. À la place, on a fait de l’eau. Et de la boue. Du silence des oiseaux quand même, dans ceux des arbres qui s’étaient dévêtus.

C’est une expérience nouvelle que de traverser une saison qui ne sait plus saisonner. Allez tirer un son d’un violon sans cordes, d’un piano sans marteaux. Fini. C’est vrai qu’on peut toujours en tirer des rythmes. Mais pourquoi alors fabriquer des violons et des pianos ?

Le végétal, fatalement, en a fait de drôles, il faut le dire. Le magnolia du jardin a mis des boutons au 31 décembre. Il a fleuri fin janvier. Il faisait si doux. Il fleurit encore. Des fleurs charnues rose pâle sur des pétales chamois fanés qui froissent et tombent et des feuilles vert tendre qui poussent. J’ai vu des mimosas ensoleiller longtemps des murets de pierre. Des camélias enchantés de toute cette eau que leur prodiguait le ciel. Je ne me rappelle pas avoir vu autant de coucous déborder à travers prés depuis que ma grand-mère me faisait découvrir le sentiment bienheureux du retour de printemps en m’emmenant les cueillir sur les talus des bords de routes limousines. J’en ai gardé le goût des fleurs modestes. J’aime les violettes, les lamiers communs, les véroniques et les pâquerettes. Sans hiver, les forsythias en revanche n’ont rien su faire que du confetti.

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Début février, la pluie battait sans cesse. Les jours gris succédaient aux jours gris. Tout était sans forme, spongieux, indifférencié, affalé, mou, sans contour. Comme dans une épouvante de Lovecraft. J’ai taillé les rosiers, le reste du jardin n’avait plus besoin de moi. Dans les piles de livres à lire, j’ai prélevé quelques titres au jugé. J’ai tiré la porte de L’Œil Végétal en la laissant entrebâillée. Avec le chant de la gouttière et un peu de lumière pour les visiteurs de passage. Il y a toujours un peu de monde qui ne fait que passer. Certains s’attardent. Alors, on ne sait jamais. Et je suis partie. Sans savoir du tout où j’allais, ni pour combien de temps je partais, je me suis résolument enfoncée jour après jour dans le taillis d’une histoire un peu folle de bibliothèques, de labyrinthes de la mémoire, de rendez-vous troublants, de coïncidences, de hasards. Une aventure étrange, envoûtante, poétique, burlesque, bizarre, échevelée, en tous points délectable, dont l’itinéraire, hormis une courte, et décisive, échappée à Paris, a emprunté le labyrinthe de mes lectures. Une suite de livres et de pages comme autant de drailles, de traces de passage, de layons forestiers, de chemins à cheminer, qui, pareils aux Holzwege de Martin Heidegger, tantôt débouchent sur la place vide laissée par des arbres abattus, tantôt sont barrés par un hallier dense et confus, tantôt disparaissent dans l’entrelacs de racines, de carex et de mousses du non-frayé.

 

 Dans la forêt, il y a des chemins qui, le plus souvent encombrés de broussailles, s’arrêtent soudain dans le non-frayé. On les appelle Holzwege. Chacun suit son propre chemin, mais dans la même forêt. Souvent, il semble que l’un ressemble à l’autre. Mais ce n’est qu’une apparence. Bûcherons et forestiers s’y connaissent en chemins. Ils savent ce que veut dire : être sur un Holzweg, sur un chemin qui ne mène nulle part.
Martin Heidegger

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Je reviens donc aujourd’hui de l’équipée volontaire sur les chemins qui mènent nulle part. C’est le jour et le moment du rendez-vous cher avec notre vieux cerisier. Il m’a suffi pour y arriver de continuer à travers les layons des fictions littéraires, de suivre le chemin emprunté par Kafka Tamura, héros de Kafka sur le rivage de Haruki Murakami, le dernier livre de la suite prélevée sur ma table de chevet il y a plusieurs semaines et que je viens de refermer. Fugueur radical de 15 ans, Kafka finit par rentrer. Au terme d’un aller-retour initiatique dans une forêt profonde. Nanti de ces conseils de l’ami Oshima :

— Nous perdons tous sans cesse des choses qui nous sont précieuses, déclare-t-il quand la sonnerie a enfin cessé de retentir. Des occasions précieuses, des possibilités, des sentiments qu’on ne pourra pas retrouver. C’est cela aussi, vivre. Mais à l’intérieur de notre esprit — je crois que c’est à l’intérieur de notre esprit —, il y a une petite pièce dans laquelle nous stockons le souvenir de toutes ces occasions perdues. Une pièce avec des rayonnages, comme dans cette bibliothèque, j’imagine. Et il faut que nous fabriquions un index, avec des cartes de références, pour connaître précisément ce qu’il y a dans nos cœurs. Il faut aussi balayer cette pièce, l’aérer, changer l’eau des fleurs. En d’autres termes, tu devras vivre dans ta propre bibliothèque.

Voilà pour la laie forestière et la forêt. Les vieux lecteurs de L’Œil Végétal se souviennent sans doute du rôle de la forêt khmère dans le récit de La malle d’Henri. Mais si : « vers le quatorzième degré de latitude et le cent deuxième de longitude à l'orient de Paris ». Phetchaburi, la nostalgie de la forêt, la fièvre d’Henri.

J’arrête là ma course. Je règle mon pas sur la marche du monde. J’entends sa rumeur assourdie, les cris des enfants que le chaos et l’espoir ont jetés par milliers au seuil des portes closes de l’Europe. Draußen vor der Tür. Dehors devant la porte. Moi, j’ai la chance de pouvoir pousser la porte pour rentrer chez moi. D'avoir un toit, une famille, un vieux cerisier. Ses premières fleurs ont éclos fidèlement ce matin.
Nous avons eu, l’arbre et moi, notre conciliabule rituel. Les voyageurs solitaires sont souvent reconnaissants de nouer conversation après de longs jours de silence.

16-03-24, Arbres_fleurs (3)

16-03-24, Arbres_fleurs (1)

 

Notules

16-03-24, Arbres_fleurs (2)

À rebours, la liste des étapes de l’équipée commencée dans le fracas des rames de métro qui traversent, venant de Bastille et de Quai de la Rapée, la façade de la gare d’Austerlitz :

Haruki Murakami, Kafka sur le rivage, trad. du japonais par Corinne Atlan, 2006.

W.G. Sebald, Austerlitz, trad. de l’allemand par P. Charbonneau, Babel, 2002.

[Une halte, dans le soleil aveuglant d’Alger : Albert Camus, L’étranger, Éditions Gallimard. Dans l’édition de poche, avec, en couverture, Figures au bord de la mer de Nicolas de Staël, de 1952.]

Umberto Eco, De la littérature, Grasset, 2003.

Jorge Luis Borges, Fictions, trad. Pierrre Verdevoye et Ibarra, Gallimard, 1957.

Jorge Luis Borges, Le livre de sable, trad. Françoise Rosset, Gallimard, 1978.

Walter Benjamin, Je déballe ma bibliothèque, préface de Jennifer Allen, éditions Payot et Rivages, 2000.

La bibliothèque d’Anselm Kiefer, détachée pour partie à la Bibliothèque nationale de France pendant les dits d’hiver.

 

 

 

26 janvier 2016

#154 Le chant de la gouttière

 

16-01-23, Attrape-pluie (1)

 

Si j´obéis à la nature, qu´aurais-je à craindre ?
Wang Ji

Vos embarras cesseraient si vous vous teniez près du commencement des phénomènes et si vous traitiez les choses en choses au lieu de vous laisser traiter en choses par les choses.
Zhuangzi, Livre 20.

 

16-01-23, Attrape-pluie (2)

 

 

Pleuvoir. 1. Verbe impers. a) ca 1140 «tomber en parlant de la pluie» (Geffrei Gaimar, Hist. des Anglais, éd. A. Bell, 1956); b) 1remoitié XIIes. «tomber en grande quantité à la manière de la pluie» (en parlant de la manne) (Psautier d'Oxford, éd. Fr. Michel, 77, 28); 2. verbe pers. intrans. a) ca 1155 «tomber du ciel» en parlant de ce que l'on compare à l'eau de pluie (Wace, Brut, éd. I. Arnold, 2125); b) ca 1195 en parlant de la pluie (Ambroise, Guerre sainte, 7471 ds T.-L.); c) 1225-30 «tomber dru» en parlant de pierres (Guillaume de Lorris, Roman de la Rose, éd. F. Lecoy, 1784); 3. verbe trans. a) ca 1165 en parlant de l'eau qui tombe des nuages (Chrétien de Troyes, Guillaume d'Angleterre, éd. M. Wilmotte, 436); b) fin XIVes. «répandre comme de la pluie» (Eustache Deschamps, III, 325, 21 ds T.-L.). Du lat. pop. plovere (att. sous la forme plovebat chez Pétrone; v. A. Stefenelli, Die Volkssprache im Werk des Petron, p.88) à côté du lat. class. pluere «pleuvoir» (v. FEW t.9, p.82 et Ern.-Meillet).

16-01-20, Entre les gouttes (19)

J’ai attendu, attendu. Car je voulais vous écrire de l’hiver. Rapporter des faits d’hiver comme aux premiers temps de L’Œil Végétal. Peine perdue. L’hiver n’est pas venu et voilà que le printemps est là. Aurais-je libéré quelque sort enfermé avec La mesure du temps dans l’Almanach Hachette de 1901 ? Une boîte de Pandore météo coincée entre les pages ? Un bug avant la lettre ? Quelle idée j’ai eu d’aller mêler des papillons à la marche solennelle des saisons ! Car pour papillonner, ça papillonne drôlement. C’est le magnolia qui a inauguré le grand papillonnage en dénudant l’incarnat d’une épaule à la veille de l’an neuf. Et toc ! Même pas peur ! Quand je pense à mes émois passés pour ses fleurs avec du février loin derrière. Un mois doux en décembre, un autre en janvier et nous entrons en cœur d’hiver dans le concert des transports amoureux de mars. Et tradéridéra. Les nigelles froufroutent et boutonnent. Les arbres montent en sève et bourgeonnent. Les fruitiers font leurs bouquets de mai. Quelques rosiers n’ont même pas rendu leur tablier depuis le printemps de l’an passé. Et tralala... Qui se soucie dans cette fantaisie de ce que février fera ?

 

16-01-20, Entre les gouttes (16)

Mais pourquoi, pourquoi avoir attendu, attendu de coucher dans un billet toute cette papillonnerie inédite et jolie ? Parce que au jour 3 de l’an neuf le ciel s’est mis à sangloter, et qu’au jour 4 le ciel s’est mis à pleurer. Puis n’a plus cessé. Il nous fallait de l’eau. Nous avons eu droit à un déluge de larmes. Un vrai. Le papillonnage s’est déroulé sur fond de serpillère. Nous avons traversé un tunnel de pluie. L’expression n’est pas de moi, mais d’un ami. Dans le chuchotis persistant du crachin, les nuits ont déteint sur les matins. Le gris du jour sur le noir du soir. Hier, il pleut, aujourd’hui, il pleut, demain, il pleut. Le temps de la pluie dégouline avec une constance qui défie la conjugaison et impose le confinement. Impossible par temps de pluie de faire le dehors. Au bout du compte, sous la pression de l’eau accumulée, le tempérament finit par céder. Céder à quoi ? Mais à l’ennui. À l’ennui qui fait que rien ne se fait.

 

16-01-20, Entre les gouttes (17)

Dans le Japon du XIe siècle, une dame d’honneur de l’impératrice que l’on appelle Sei Shônagon note au fil du pinceau les minuties de la cour de Hei’an. Tantôt sous forme de tableaux descriptifs, tantôt sous forme de séries qu’elle regroupe librement par associations d’idées. C’est quand il pleut à verse qu’on s’ennuie le plus, elle écrit. Assertion rangée dans l’énumération des Choses qui emplissent l’âme de tristesse, série qui figure entre Choses embarrassantes et Choses qui distraient dans les moments d’ennui. Que voici :

Les romans, le jeu de dames, le jeu de trictrac.

Un bambin de trois ou quatre ans qui parle gentiment ; ou encore un tout petit enfant qui babille et sourit.

Les fruits.

Un homme facétieux et bavard est venu me voir, et bien que ce soit pour moi un jour d’abstinence, je l’ai fait entrer.

 

On relèvera le miroir parfait de ces notations médiévales et japonaises avec le cri mallarméen archi connu : La chair est triste et j’ai lu tous les livres. Les mêmes remèdes n’ont plus d’effet sur le poète français. Le mal est trop grand qui fait poser à Mallarmé dix vers plus loin du premier un E majuscule à cet Ennui qui le désole.

 

Aux remèdes de Sei Shônagon, j’ajoute une distraction de mon crû : chercher un lieu où regarder la pluie avec les yeux de l’ouïe et faire sa transcription. Exemple recueilli un matin à l’angle sud-ouest de la maison, où une gouttière et une cuve de récupération qui déborde introduisent une polyphonie :

 

Poc poc poc tic tic / poc poc poc tic tic
Tap tap tap tap tap tap tap tap tap tap
Ti ti ti tiii—clop / ti ti ti tiii—clop
Peut peut peut peut clong / peut peut peut peut clong
Tap tap tap tap tap tap tap tap tap tap
Tap tap tap tap tap tap tap tap tap tap
Tap tap tap tap tap tap tap tap tap tap
Ti ti ti ti—tut / ti ti ti ti—tut
Ploc clop ploc clop ploc clop
Tssssssss tsssssssss tsssssssss
Ploc clop ploc clop
Ploc clop
Ploc
Clop

....

 

16-01-20, Entre les gouttes (18)

L’intérêt du procédé est de tirer le remède du mal. C’est de la sagesse jardinière. Sa limite est que la vie, hélas, est ainsi faite qu’on ne peut tant qu’il pleut congédier la pesante servilité humaine pour écouter chanter la gouttière. Limite n’étant pas entrave nous avons la liberté de l’écouter un peu. C’est déjà beau.

 

Notules

La citation de Zhuangzi est extraite du compagnon scrupuleux et limpide de ce philosophe réputé difficile et obscur : les Leçons sur Tchouang-tseu [Zhuangzi] de Jean-François Billeter, enseignées en 2000 au Collège de France et publiées aux éditions Allia, à Paris, en 2002. Je voudrais y revenir plus longuement dans le cadre de réflexions à propos de la sinologie. Nous verrons. Je laisse M. Billeter présenter son travail :

D’autres seront peut-être fâchés que, dans la lecture que j’en fais, le fond de ces textes n’ait rien de spécifiquement chinois.[...] Mais c’est ainsi que nous lisons la plupart des auteurs : en y projetant des idées toutes faites. Nos préjugés déterminent ce que nous y trouvons et constituent de puissantes défenses contre des lectures nouvelles. Je prends évidemment le parti inverse. Au lieu de définir a priori Tchouang-tseu comme un penseur chinois, ou taoïste, ou que sais-je encore, et de le lire en conséquence, je m’efforce d’en faire une lecture critique — « scrupuleuse et imaginative » — et de juger ensuite si ce que je trouve correspond aux idées reçues.

On entendra parler ce philosophe discret dans l’émission Hors-Champs de Laure Adler du 25 novembre 2014 sur France Culture.

Les notes de Sei Shônagon existent en français dans la traduction délicate d’André Beaujard. Elles sont parues en 1966 dans l’estimable collection Connaissance de l’Orient de Gallimard/Unesco sous le titre Notes de chevet.

L’expression « faire le dehors » est empruntée à Eva de Lacaze. On fait sa connaissance dans le billet #48.

Sur les alarmes passées autour de la floraison du magnolia du jardin, on consultera les billets-#20 et #84.

On saura sur ce site pourquoi mes papillons m’ont fait penser à un bug informatique, et l’on n’y dénichera peut-être le baluchiterium.

Les images ont été particulièrement difficiles à réunir. Difficulté qui est pour beaucoup dans les publications parfois erratiques de L’Œil végétal. J’ai louché avec envie sur les beaux tapis virtuels accrochés sur Tumblr par A Turtle’s Salon du Thé, yama.bato, L’ivre de matières et de couleurs, Pique-Nique, ou encore Sweet Pea Path et tant d’autres. Et ici, ennui d’un côté de la fenêtre, de l’autre jardin chagrin. Le ciel a consenti quelques répits.

16-01-23, Attrape-pluie (3)

1 janvier 2016

#153 La mesure du temps

15-12-31, La mesure du temps

Les jours ont cessé de raccourcir. C’est quelque chose qui aide immanquablement à revivre, comme une petite cuillerée de lumière de plus ; ou, plus noblement, comme le soulèvement d’une dalle, imperceptible.

C’est aussi comme si l’on s’élevait au cours de sa marche, pour voir un peu plus loin devant soi.
Philippe Jaccottet, Ce peu de bruits...

 

Par la porte entrebâillée de l’an nouveau — bien  plus joli avec son 6 à roulette tout neuf que l’an passé avec son 5 biscornu. Et bissextile avec ça. Nous aurons droit à un petit supplément d’hiver —, un lâcher de papillons précieux qu’accompagnent tous mes vœux chaleureux. Pour que 2016 soit aussi bon et beau qu’il se peut.

A bientôt pour le plaisir de partager des ciels, des saisons, des jardins.

15-12-31, La mesure du temps3

Notule

Comme de coutume, l’image des vœux de Nouvel An est tirée des recettes du grimoire d’Henri Mouhot. Elle est plutôt simple, mais a fait, je l’avoue, l’objet de pas mal de tâtonnements. Elle comprend l’ombre fugitive d’un rameau de noisetier tortueux. C’est le flux qui l’anime. Le grand papillon est le tout petit papillon découvert au jardin ce matin-là. Un lépidoptère de même pas deux centimètres carré, beige, insignifiant, qui une fois l’image agrandie s’est révélé une créature de conte, fabuleuse, constellée d’une myriade de gouttes de rosée. Pour la circonstance des vœux, un Argus bleu lui a prêté sa livrée. Turquoise et lapis comme il se portait dans les souks de Kaboul et les hautes vallées du Pays des Neiges. Le papillon plus petit est précisément un Argus bleu.
Le diagramme carré rempli de symboles, et le rinceau fleuri qui lui sert d’escalier, sont tirés du répertoire des alpona. Les alpona sont les peintures que les villageoises du Bengale tracent au seuil de leur maison. La mousson les efface. Le peintre Abanindranath Tagore, le neveu de l’écrivain Tagore, a collectionné ces écritures fugaces. Elles comprennent des empreintes de pieds, des sentiers de fleurs et des symboles de bonheur dédiés à la déesse Lakshmi.
Il y a un peu d'un papier pelure bleu désuet qui a donné la tonalité de l'image.

Les mots ont été découpés dans une page de l’Almanach Hachette de 1901, intitulée « La mesure du temps ». D’où le titre de ce billet.

 

 

15-12-31, La mesure du temps2

 

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