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L’Œil Végétal
11 mars 2015

#121 Quelque part, entre le réel et le possible

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Les plus beaux inventaires restent ceux qui révèlent des relations jusque là insoupçonnées entre les choses ou les êtres.
Hubert Haddad, Le nouveau magasin littéraire, Zulma, 2006

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Dans un ensemble parfait, l’hiver s’en va à petits pas, sans se retourner, et le printemps arrive sur la pointe des pieds.

Je le dis carrément : je suis en communion avec un livre.
(pendant que le jardin sous le ciel est plongé, depuis plus d’un mois, pour des motifs variés et pour près d’une moitié, dans une BÉANCE gadouilleuse, un CHAOS homérique, un CARNAGE abyssal autrement plus violent que les fracas de machines et de poteaux arrachés du printemps dernier.
Les rosiers sont faits. Il y a des promesses de fleurs par centaines. Des tapis de violettes par milliers qui font grand tapage de flaques de couleur et de parfum poudré. Des cartons et des déchets de jardin qui ont produit un début d’humus. Hum ! marcher dessus est un délice. Mais nous sommes pour le reste plus avancés du côté carton à dessin des projets que du côté réalisation. Pour compléter le tableau, je suis clouée, comme jadis la chouette à la porte des granges, par une vive douleur qui me tétanise tout un côté. Sur la petite pergola, la glycine et le rosier-liane — ce n’est pas moi qui les ai plantés, Dieu me préserve de leurs étranglements hystériques — me narguent et rigolent à vrilles déployées.)

Le livre que je lis est une lecture de subtilité extrême. Qui me laisse stupéfaite et étourdie, après avoir été entraînée au fil des pages sur des "toboggans d’images précipitées". Un livre de figures, de traces, de textures, de coutures, de cicatrices, d’absences, de disparitions. Le voici :

Jean-Christophe Bailly, Le dépaysement. Voyages en France, Éditions du Seuil, 2011

En 34 courts chapitres, qui sont des lieux chaque fois, Jean-Christophe Bailly scrute la France dans les replis et les remblais, les zones de transit et les lieux de mémoire, les paysages vrais et les paysages imagés, les gens et les personnalités, le présent et le passé, l’abandon, le silence. À chaque endroit, je me surprends (au présent, car cette lecture est en cours, je la savoure à petites gorgées) à ouvrir un pliant pour m’installer aux côtés de Jean-Christophe Bailly et regarder le lieu avec lui. C’est toute la magie de son livre, de son écriture, du choix des points d’observation, des changements constants d’échelle. Tenez, ici, par exemple :

la passe aménagée en pleine ville, au Bazacle, à Toulouse, pour que les saumons puissent descendre et remonter la Garonne, crée une ouverture, un évidement : appel d’air à même l’eau, commandement de bulles, envoi (...), ce qui a pour effet de transformer la passe en une sorte d’atelier contemplatif — poste de guet où l’on s’attend à voir passer, et seulement passer, du vif-argent, des sujets réels, mais où l’on est d’abord assis devant des idées, dans le plan d’immanence d’une venue qui s’étoile en nuages de bulles.

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ou là, face aux entonnoirs des Éparges —1916, 300 jours, 300 000 morts :

il y a là un tel ravage, une telle puissance de silence retombé que l’on ne parcourt ces espaces que dans la perplexité la plus grande, la tristesse ne venant que peu à peu puis devenant si énorme qu’on finit par repartir presque en s’enfuyant.


(la même puissance de silence retombé m’a saisie il y a 25 ans au Vietnam, sur la route entre Buon Me Thot et Pleiku en découvrant les collines stérilisées par l’oxyde orangé, et sur la route n°1 où les cimetières rouillés de tôles de guerre disputaient le bas côté au séchage du manioc. Et puis au Cambodge, en remontant le Tonlé Sap entre les berges d’avril trop hautes. Enfin, par-dessus tout peut-être, en parcourant les geôles abominables que la France a bâti en Guyane. À l’inverse de ces lieux chargés, il en est aussi de parfaitement anodins, où l’on est pris tout à coup (et la surprise est d’autant plus vive à cause de l’apparente banalité des choses) d’une bouffée d’émotion qui étreint la gorge ou donne à sourire. Mystérieuse et soudaine empathie du lieu qui selon moi est le sel du voyage. Et me pousse à explorer entre les lignes les relations de Robert Fortune, de Louis Delaporte, de ce cher, cher Henri Mouhot, et de tant d’autres.)

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Naturellement, dans les Voyages de Jean-Christophe Bailly, on se trouve aussi le nez à la fenêtre du train. Tandis que défile le vide toujours plus sidérant des zones périurbaines. À bord du Lyon-Strasbourg :

Ambérieu, ça se voit, est devenue un « carrefour logistique », ce qui veut dire qu’elle s’étend selon tout un système de « zones d’activité », ce qui veut dire que la ville elle-même reste inactive, ou le devient.

De fait, les lieux des Voyages sont des portraits plus que des vues. Parcourus d’ondes, de tressaillements. Parfois, c’est fluide, évident. Parfois ça ne vient pas tout de suite. Il faut chercher. On accompagne Jean-Christophe Bailly sur un chemin de campagne oubliée, des lambeaux de paysage se reflètent dans les flaques, on retourne du bout de la chaussure un papier jeté. On attend, parce que rien mais absolument rien ne se passe, que ç’en n’est pas possible. À se demander. Et puis voilà, il finit par se produire un petit quelque chose, pas là où on regardait, non, plutôt là-bas, là où vraiment il était improbable qu’il se produise quoi que ce soit. Et d’autres fois, il n’arrive rien du tout. À croire qu’on s’est trompé. Alors, Jean-Christophe Bailly ferme le chapitre en rapportant un petit quelque chose. Ça n’a rien à voir du tout des fois. Il s’excuse. C’est juste une petite nécessité pour arrêter le chapitre. Pour arrêter le mouvement du temps comme on stoppe le devenir avec un point de machine à coudre.
Au début de son livre, il écrit ceci :

Le présent, en effet, pour peu qu’on le considère avec un peu d’insistance, finit presque toujours par apparaître comme l’espace infini et pourtant sans épaisseur où remontent lentement, comme par le fait d’une résurgence invisible, les traces parfois lointaines de sa formation.

En Chine, en parcourant entre autres les montagnes sacrées, j’ai appris à connaître la vibration du qi, le souffle, qui, dans la perception que j’en ai — influencée sans nul doute par la représentation des nuées dans les peintures de paysage chinoises — se déplace plutôt sur un plan horizontal. Jean-Christophe Bailly enseigne à guetter à la surface du monde les points de résurgence que forme le mouvement invisible de la mémoire, ses allers-retours constants du présent vers le passé. Exercice dont la (bonne) littérature de voyage illustre le principe et dans lequel excelle L’usage du monde de Nicolas Bouvier.

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Les circonstances, c’est à dire moi dans la trajectoire de ces derniers mois, me font hisser un film en regard des Voyages en France de Jean-Christophe Bailly : Timbuktu, le chagrin des oiseaux de Abderhamane Sissako (qui a choisi précisément de donner à son œuvre un nom de lieu). Je cherchais ces jours derniers une effigie de reine de grâce pour escorter le temps qui passe, pour accompagner la marche de 365 jours qui va de la journée de la femme 2015 à la journée de la femme 2016 (parce que je juge que les femmes ont bien besoin qu’on pense à elles toute l’année plutôt qu’une journée). La reine de grâce qui s’est imposée à moi, c’est Fatoumata Diawara, la femme qui chante dans la nuit du film de Abderhamane Sissako. Pour le symbole, parce qu’elle est la beauté et le chant qui un instant tiennent à distance la dictature imbécile des jihadistes. Elle est la résistance (symbole que les circonstances, encore elles, ont hissé au plus haut de ma mémoire : j’ai vu Timbuktu le 6 janvier de cette année. Le lendemain matin, l’horreur jihadiste s’est soudain matérialisée à Paris. Et tout près de là où j’ai habité longtemps avant de m’établir en pays de Quercy). Pour l’image, Fatoumata Diawara s’est imposée à cause de sa sublime apparition de griote magnifique sur la scène du théâtre du Châtelet lors de la soporifique cérémonie des César. Avec sa robe, son turban, ses bijoux, elle a rempli tout à coup l’écran de la télé, elle a fait rentrer son chant de la nuit de Timbuktu. Libérée par un nœud vaudou, Fatoumata Diawara d’un geste de la main a invité au coeur de Paris le vent, le sable et les étoiles de l'Afrique de Abderhamane Sissako. Écoutez plutôt.

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Et tout à coup j’ai compris qu’il y avait entre le livre de Jean-Christophe Bailly et le film de Abderhamane Sissako quelque chose de commun (pour la forme, il y a à coup sûr le tour de la poésie). Je me souviens d’avoir lu, au moment de la présentation du film à Cannes, que le propos du cinéaste était de faire entendre le chant que le peuple opprimé de Timbuktu déployait dans le silence de ses pensées. Timbuktu est assurément un film d’images et de musique. Le chant de Fatoumata Diawara et tous les thèmes composés par Amine Bouhafa. Le duduk, les percussions, les guitares, le oud, et même un orchestre symphonique de Prague, sont pour beaucoup dans la poésie de Timbuktu. L’image sonore relaie l’image visuelle pour rendre la dimension de l’invisible, comme dans la fantomatique séquence où des gens échangent des passes avec un ballon qui n’existe pas. C’est là ce qu’il y a de commun entre Timbuktu et les Voyages en France : une écriture de l’invisible. Et on se trouve en ce point à peu de distance des expériences, plasticiennes cette fois, relatées ici au retour d'un voyage en Iran.

Cette écriture de l’invisible, Jean-Christophe Bailly la maîtrise au point de s’essayer, dans un tableau intitulé « Rimbaud parti » à brosser la campagne ardennaise autour de la figure en creux du poète enfui. Avec un passage obligé par l’écriture cinématographique. Voici la séquence où s’arrête « Rimbaud parti » :

Ce serait aussi comme un film en noir et blanc : fondu enchaîné débité en tronçons, chaque plan comme une feuille détachée, sans qu’au commencement soit le verbe. Rien, juste une chute ou une glissade, très vite, on récapitulerait : les herbes couchées sous le ciel, les arbres en avant des nuages, la ligne d’un chemin qui se perd ou s’interrompt, les trous d’eau sans nom, le gommage et les repentirs continus des masses d’air — torsades, franges, courants, tourbillons, lisières — l’histoire entière et sans fin recommencée de ce qui sépare l’eau claire de la boue et conduit de l’une à l’autre : quelqu’un, presque un enfant encore, là-bas derrière une lampe, et peut-être qu’il lit, ou écrit, il n’y a en lui et autour de lui aucun bruit, il fait tomber des pierres dans son silence, il est à lui-même son propre puits, il se déchire tout entier, il n’est plus là, il ne reste, impénétrablement, que sa mémoire.

 

Notules

Pour prolonger le plaisir des Voyages en France, on pourra écouter Jean-Christophe Bailly parler de son livre et en lire quelques extraits lors d'une rencontre organisée au Lieu Unique de Nantes en janvier 2012; lire l'article qu’Alain Paire leur a consacré; consulter les pages du cahier de rêve et de préparation de François Bon sur les autoroutes. Par ici si on souhaite poursuivre la promenade en Rimbaldie. 

Parce que Timbuktu est aussi un lieu réel, une fracassante confrontation du film avec la réalité telle que l'a vécue une blogueuse malienne, parfaitement reflétée dans le titre du billet:  Le « Timbuktu » de Sissako n’est pas le Tombouctou que j’ai vécu.

Légendes des photos: la route de Durefort-Lacapelette, le col du Boudet par grand vent, plusieurs vues d'une zone arboricole près de Montalzat. 

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